Sur les pas d’Alexandra David-Néel, l’exploratrice mystique française du Tibet

Alexandra David-Néel : pendant sa jeunesse (à g.), en costume tibétain en 1933 (au milieu), et avec le lama Aphur Yongden au Tibet (à d.).
Photo: domaine public
L’exploratrice et orientaliste française Alexandra David-Néel est connue pour être la première femme occidentale à se rendre clandestinement jusqu’à Lhassa au Tibet en 1924. Pour braver l’interdit d’entrer dans la capitale du « pays du Bouddha vivant », elle n’a pas hésité à se déguiser en mendiante et à passer des cols à plus de 5000 mètres d’altitude, en plein hiver, à l’âge de 55 ans. Sa personnalité et sa longévité révèlent bien d’autres facettes de cette femme exceptionnelle. Qui était vraiment cette aventurière bouddhiste que rien n’arrêtait ?
L’éveil d’une quête intérieure
Née à Paris en 1868, Alexandra grandit en Belgique en rêvant d’ailleurs grâce à la lecture de Jules Verne et à l’atlas offert par son père.
En plus de son intérêt pour les livres de voyage, elle se plonge dans ceux de philosophie et de religions orientales disponibles dans la bibliothèque familiale. Elle dévore notamment les récits sur l’Inde, le bouddhisme et la mystique asiatique, alors encore peu connus en Europe.
Adolescente, dans une démarche autodidacte de dépassement, elle se livre à des pratiques ascétiques comme les jeûnes et les retraites, inspirées par les vies de saints. À l’âge de 15 ans, elle fugue jusqu’aux Pays-Bas pour essayer d’embarquer vers l’Angleterre.

Louise Eugénie Alexandrine Marie David, future Alexandra David-Néel, à l’adolescence. (domaine public)
Puis elle découvre le musée Guimet, qui présente la plus grande collection d’art asiatique hors d’Asie, où elle assiste à une cérémonie bouddhique en 1898.
Sa première carrière est surprenante : elle est chanteuse d’opéra — sous le pseudonyme d’Alexandra Myrial — notamment à Athènes, à Tunis et en Indochine, de 1895 à 1902. C’est à Tunis qu’Alexandra rencontre Philippe Néel en 1900. Elle épouse cet ingénieur des chemins de fer tunisiens en 1904. Ils ne vivent pas longtemps ensemble, mais correspondent toute leur vie. Les lettres d’Alexandra sont d’ailleurs éditées sous le titre Correspondance avec son mari. Philippe lui offre aussi, jusqu’à son décès, en 1941, son soutien financier chaque fois qu’elle en a besoin.
L’appel de l’Orient, du bouddhisme et des études linguistiques
La dévotion à l’étude spirituelle d’Alexandra la conduit, au tournant du XXᵉ siècle, à entreprendre un périple qui bouleversera son existence, son troisième voyage en Inde. Partie d’Europe en 1911 pour dix-huit mois, Alexandra David-Néel revient finalement quatorze ans plus tard. Elle s’installe d’abord à Kalimpong, puis au Sikkim, petit royaume himalayen alors sous protectorat britannique, adossé aux montagnes tibétaines. Là, elle découvre un univers où la spiritualité ne se vit pas dans les livres, mais dans la chair et le souffle même.
C’est dans ce décor grandiose qu’elle rencontre le treizième Dalaï-Lama, en exil à Kalimpong, puis surtout le Gomchen de Lachen, un maître bouddhiste renommé qu’elle appelle souvent dans ses écrits le « saint homme des montagnes ». Il devient pour elle un véritable guide spirituel. Fascinée par la rigueur et la sérénité de ces moines retirés du monde, Alexandra demande à être initiée aux disciplines de méditation les plus exigeantes.

Le Gomchen de Lachen, vers 1915. (domaine public)
Pendant plusieurs mois, elle adopte la vie austère des ermites tibétains dans une grotte perchée à près de 4000 mètres d’altitude. Le froid est extrême, la nourriture rare, le silence absolu. Mais loin d’en souffrir, elle s’y épanouit, se sentant plus vivante que jamais dans cet environnement.
« Je me rappelle le silence absolu, la solitude délicieuse, la paix inexprimable dans laquelle baignait ma caverne et je ne crois pas qu’il faille plaindre ceux qui passent leurs jours de cette manière », écrit l’orientaliste dans Mystiques et magiciens du Tibet. « Je pense, plutôt, qu’ils sont à envier. »
Elle y pratique le tsam, la retraite de méditation solitaire, souvent dans l’obscurité totale, et s’initie au tummo, « le moyen de stimuler la chaleur interne ».
« Dans la faible mesure où j’ai expérimenté toumo [selon l’orthographe de l’auteure, ndlr], j’ai obtenu des résultats marquants », témoigne-t-elle.
Ces expériences extrêmes ne relèvent pas du spectacle, mais d’une recherche métaphysique authentique. Alexandra ne se contente pas d’observer : elle vit les enseignements, les éprouve, les confronte à son intellect européen. Elle note avec précision ses sensations, ses doutes, ses visions, cherchant à comprendre comment les exercices mentaux et respiratoires transforment l’esprit. Ce mélange de rigueur scientifique et d’ardeur mystique devient la marque de sa démarche.
Elle reçoit à cette époque le nom spirituel de Yeshe Tobden (ou Yéshé Tömé) — « Lampe de sagesse » — gage de reconnaissance dans le monde tibétain.
L’aventure de Lhassa : un exploit audacieux et mythique
En 1923, Alexandra David-Néel a 55 ans. Déguisée en mendiante tibétaine, le visage bruni par un mélange de suie et de cacao, drapée dans des haillons, elle s’élance vers Lhassa, la cité interdite. Elle est accompagnée de son fils adoptif et compagnon de route, le jeune lama Aphur Yongden.

Alexandra David-Néel et son fils adoptif, le lama Aphur Yongden, au Tibet en 1921. (domaine public)
Leur périple dure plusieurs mois à travers les hauts plateaux de l’Himalaya, dans un froid mordant, sur des sentiers battus par les vents et les neiges. La nuit, ils dorment souvent à même le sol. Pour ne pas se faire repérer, le duo n’utilise ni la tente qu’ils transportent, ni l’or caché dans les vêtements d’Alexandra David-Néel.
La nourriture se résume à peu de choses. À un moment donné, selon ses propres récits, ils n’ont plus rien à manger et doivent se contenter de faire bouillir un morceau de cuir destiné à ressemeler leurs bottes. Alexandra se rend compte par la suite que c’était la soirée de Noël 1923.
Dans un col isolé, à plus de 5000 mètres d’altitude, ils sont pris dans une petite cabane au milieu d’une terrible tempête de neige. Le briquet, humide, ne fonctionne plus. Alexandra se souvient alors de la pratique apprise dans la grotte du Sikkim : le tummo, ce feu intérieur qu’on allume par le souffle et la concentration.
Elle se plonge dans la méditation. La chaleur intense qui l’envahit lui permet de sécher le briquet et d’allumer un feu. L’art du tummo leur sauve ainsi la vie.
Après des mois de marche harassante, ils atteignent enfin Lhassa, toujours déguisés, mêlés aux pèlerins. Alexandra foule le sol sacré de la capitale tibétaine — un exploit qu’aucune femme occidentale n’avait encore accompli. Durant deux mois, elle visite les monastères, observe les rituels, écoute les chants des moines. Elle n’est plus la voyageuse curieuse d’autrefois, mais une initiée, reçue dans le pays dont elle avait rêvé depuis l’enfance.

Le lama Aphur Yongden (à g.), Alexandra David-Néel (au centre) et un enfant tibétain devant le palais du Potala à Lhassa en 1924. (domaine public)
À son retour en France, son récit Voyage d’une Parisienne à Lhassa (1927) fait sensation, mêlant émerveillement, mystère, et parfois scepticisme quant à certaines descriptions de ses pratiques yogiques ou à ses affirmations mystiques. Ce livre reste, avec Mystiques et magiciens du Tibet (1929), son œuvre principale.
Poursuites des explorations : la Chine, le taoïsme, les retraites
Ceux qui pensent qu’elle allait se contenter de se reposer sur ses lauriers après Lhassa se trompent : à 69 ans, elle repart pour la Chine, affronte la guerre sino-japonaise, les famines, les épidémies, les difficultés matérielles, les retards, les dangers.
Elle y étudie aussi le taoïsme et séjourne à Tatchien-Lou, où elle se retire durant plusieurs années, avant de rentrer définitivement en France en 1946, à l’âge de 78 ans, après avoir traversé la Chine du Nord, la Mongolie et la Sibérie en empruntant le Transsibérien. À l’âge de 100 ans, elle fait encore renouveler son passeport.
L’écrivaine, l’enseignante, la passeuse d’inspirations
De retour en France, installée à Digne-les-Bains, elle écrit et publie abondamment — des récits de voyage, des textes de doctrine, des anthologies tibétaines —, et reçoit de nombreux honneurs.
Son œuvre dépasse largement le simple exotisme : elle contribue à faire connaître les cultures bouddhistes, les pratiques ascétiques, l’idéal d’une vie spirituelle authentique, attentive, émancipatrice. Reconnue comme une orientaliste française de premier plan, elle laisse une œuvre majeure sur le bouddhisme tantrique et les traditions tibétaines.
Elle meurt le 8 septembre 1969, à près de 101 ans, laissant en héritage ses nombreux essais et récits ainsi que quelques romans.
Marie-Madeleine Peyronnet, qui a été secrétaire d’Alexandra David-Néel puis s’est occupée d’elle pendant les dix dernières années de sa vie, souligne : « Elle fait partie de ces héros qui donnent de la force et inspirent ceux qui veulent aller au bout de leurs rêves ».

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