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À la frontière du sommeil, la créativité décuplée
Dans les secondes brumeuses où la conscience vacille, le cerveau active un mode d’association libre propice à l’innovation. Un talent discret, accessible à condition d’apprendre à l’interrompre.

À l'approche du sommeil, le cerveau se détend et des idées inattendues émergent.
Photo: Illustration : The Epoch Times, Shutterstock
Au moment où l’on s’abandonne délicieusement au sommeil, une pensée jaillit tout à coup de nulle part. Parfois, il s’agit d’une idée géniale, ou d’une solution à un problème qui a occupé l’esprit toute la journée. Cet éclair de lucidité n’a rien d’aléatoire.
Des scientifiques ont établi que le cerveau traverse un court « pic créatif » dans les secondes cotonneuses situées entre veille et sommeil, une zone intermédiaire où les capacités de résolution de problèmes peuvent être multipliées par trois. Plus remarquable encore, cet état peut être sollicité à la demande, pour peu qu’on s’entraîne à l’atteindre.
Ce moment flou d’état de conscience intermédiaire entre celui de la veille et celui du sommeil, que les chercheurs nomment hypnagogie, pourrait représenter l’un des terrains les plus fertiles du cerveau humain pour l’innovation. À mesure que l’esprit se relâche et que la pensée logique décline, les idées s’entrecroisent, se combinent et tissent des liens inattendus, rarement accessibles en pleine conscience.
Les mécanismes neurologiques à l’œuvre
Dans l’état hypnagogique, l’activité mentale devient hautement créative, favorisant l’apparition d’intuitions capables de résoudre des problèmes complexes.
Lors d’une étude, des participants ont dû analyser des séquences de huit chiffres et calculer un chiffre final le plus rapidement possible. Les scientifiques leur ont indiqué que deux règles simples permettaient de résoudre l’énigme, sans toutefois les divulguer.
Ceux qui ont accédé à l’hypnagogie durant au moins 15 secondes ont eu trois fois plus de chances de découvrir les règles et de résoudre le problème que ceux restés à l’état de veille.
Cette fenêtre singulière de semi-conscience prend place à un stade précis du cycle du sommeil. En s’assoupissant, le corps se détend, le rythme cardiaque ralentit et l’activité cérébrale diminue. En temps normal, le cerveau franchit successivement plusieurs phases : le sommeil non paradoxal, subdivisé en micro-stades N1, N2 et N3, avant de basculer vers le sommeil paradoxal, dit à mouvements oculaires rapides.
L’hypnagogie survient durant la phase N1, qui ne dure qu’« une à cinq minutes », et marque l’interface entre éveil et sommeil plus profond.
« Dans l’état hypnagogique, l’activité cérébrale délaisse les ondes bêta, associées à la logique et à l’attention soutenue, pour se rapprocher des ondes alpha et thêta, des rythmes plus lents liés à une conscience relâchée et à l’imagerie onirique », indique le Dr. Eugene Lipov, anesthésiste et chercheur, dans un entretien accordé à The Epoch Times.
Ses travaux portent notamment sur la capacité du cerveau à se reconfigurer et s’adapter après un traumatisme, processus qui implique lui aussi une forme d’oscillation entre états créatifs et thérapeutiques, similaire à l’hypnagogie. « Dans les deux cas, le cerveau suspend temporairement d’anciens schémas pour laisser du nouveau éclore », explique-t-il.
Selon lui, le cortex préfrontal — ordinairement chargé de filtrer et structurer les pensées — relâche brièvement son emprise, ouvrant la voie à des associations mentales plus atypiques.
Un théâtre d’images et de sensations
Comme l’ont décrit plusieurs études, l’hypnagogie peut s’accompagner de visualisations involontaires et d’expériences sensorielles troublantes. En 2016, des chercheurs ont noté l’apparition possible de formes géométriques en mutation rapide ou d’éclats lumineux évoquant un kaléidoscope, parfois même d’images d’un réalisme saisissant — des visages, d’une précision confondante. Moins fréquemment, certains sujets entendent des mots isolés, des conversations diffuses ou des sons d’animaux.
D’autres témoignent d’une impression de lévitation ; des perceptions de chute ou d’envol apparaissent parfois au seuil du sommeil.
Dans ce territoire somnambulique, le dormeur a l’impression d’assister sans intervenir : les images et idées se déploient comme un film intérieur dont il n’est pas le narrateur. Les pensées qui y prennent forme sont souvent émotionnellement neutres et rattachées à des éléments vécus durant la journée, selon une étude de 2022 publiée dans le Journal of Sleep Research.
À cet instant précis, l’esprit demeure suffisamment lucide pour concevoir des idées, tout en étant assez apaisé pour que les filtres critiques et l’autocensure s’atténuent. Les souvenirs, les émotions et les associations aléatoires peuvent se mélanger librement, créant ainsi un terrain fertile pour la créativité et l’intuition, explique Leah Kaylor, spécialiste du sommeil, psychologue clinicienne et prescriptrice, et auteure de If Sleep Were a Drug (Si le sommeil était une drogue).
« Il s’agit d’un espace de jeu cérébral, un mode de libre association où les liens se nouent soudain d’eux-mêmes », résume-t-elle.
Activer la créativité du demi-sommeil
L’inventeur Thomas Edison a popularisé une technique connue sous le nom de « méthode de la chute d’objet » : assoupi dans un fauteuil, il tenait une bille en acier entre les doigts ; lorsqu’elle tombait au moment de l’endormissement, le réveillant aussitôt, il consignait immédiatement ses idées, raconte le Dr. Lipov.
Aujourd’hui encore, il est possible d’expérimenter ce qu’on appelle la « sieste Edison » : s’allonger ou s’installer dans une position semi-inclinée, dans une pièce silencieuse et tamisée, les yeux clos, tout en tenant dans la main un objet léger — un stylo, un trousseau de clés. Lorsque celui-ci glisse et touche le sol, un micro-sursaut de conscience permet de retenir les idées encore flottantes avant que le sommeil ne les efface, détaille Mme Kaylor.
« De courtes siestes intentionnelles, menées en se concentrant sur une question précise, peuvent aider », explique le Dr. Lipov. Il est par exemple possible de répéter mentalement un mot ou une courte phrase, ou encore de l’enregistrer puis de la diffuser à faible volume au moment de l’endormissement.
Comme la phase N1 ne dure que cinq minutes, programmer une alarme douce peut faciliter la capture d’idées avant de basculer vers un sommeil plus profond. S’exercer à la pleine conscience ou à des techniques de respiration avant de s’allonger augmente également la probabilité d’entrer dans cet état, précise encore le chercheur.
Ce passage crépusculaire ne s’étend que sur quelques minutes. Certains peinent donc à se remémorer les idées qui y surgissent, ou à les recomposer avec cohérence une fois éveillés. « Les consigner immédiatement, par écrit ou par enregistrement vocal, avant qu’elles ne s’évanouissent, peut faire toute la différence », relève Mme Kaylor.
Des chercheurs du MIT se sont inspirés de la méthode popularisée par Edison pour concevoir le système Dormio, un dispositif en forme de gant, bardé de capteurs capables d’identifier l’entrée en hypnagogie et de provoquer un micro-réveil avant que l’utilisateur ne glisse vers des stades plus profonds du sommeil.
Dans une étude menée en 2023, les participants utilisant le dispositif lors d’une sieste ont démontré de meilleures performances créatives que ceux restés parfaitement éveillés : que ce soit pour rédiger une histoire intégrant le mot « arbre », recenser des usages alternatifs ou imaginatifs associés à un arbre, établir des correspondances entre verbes et noms, ou encore proposer des associations lexicales, les résultats tendaient à confirmer un avantage net offert par l’hypnagogie.
Ce pic de créativité ne survient d’ailleurs pas uniquement au moment de l’endormissement. Une autre étude en 2023, relate des ressentis similaires lors d’activités du quotidien : sous la douche, dans une rêverie immobile, lors d’un trajet en train ou assis dans un train, dans ces fragments d’absence flottante que d’aucuns nomment « zoning out », le cerveau paraît emprunter des chemins voisins de l’hypnagogie. Observer avec attention les pensées qui y apparaissent peut offrir un nouvel accès à des idées enfouies ou inaperçues.
Les limites d’un état séduisant
L’attrait de ces techniques ne doit toutefois pas masquer certains écueils. Un article scientifique publié en 2024 pointe le risque, chez certaines personnes, d’en faire un usage trop fréquent, voire d’en dépendre, au détriment de formes plus structurées et rationnelles de résolution de problèmes. L’hypnagogie peut aussi devenir un refuge face aux difficultés, plutôt qu’un moyen de les affronter, et dérégler le sommeil lorsqu’elle est provoquée trop souvent. Enfin, tenter de déchiffrer des idées fragmentaires ou excessivement abstraites peut s’apparenter à un jeu labyrinthique sans garantie d’issue utile, rappellent les auteurs.
« Une exploration ponctuelle de l’état hypnagogique est globalement sans danger », concède le Dr. Lipov. Il émet toutefois une réserve pour les personnes sujettes à l’insomnie ou à l’anxiété : « chercher à demeurer trop souvent dans cette zone intermédiaire perturbe parfois la dynamique normale du sommeil ». D’où un mot d’ordre: « la modération et une bonne hygiène globale du sommeil demeurent essentielles ».
Du côté de Leah Kaylor, le ton est pragmatique. Pour nombre d’individus, provoquer cet état reste une expérience inoffensive et parfois même ludique. Mais chez celles et ceux enclins aux cauchemars récurrents, s’attarder délibérément à cette lisière semi-consciente déclenche parfois des images oppressantes, ou rend l’endormissement plus difficile par la suite. « C’est un outil à utiliser avec parcimonie, pas un rituel du soir », résume-t-elle. « Un coup de pouce créatif, oui. Une routine nocturne, non. »
« À privilégier de temps à autre comme levier de créativité, jamais comme une habitude quotidienne », conclut-elle.
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03 décembre 2025
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