Analyse d’experts: la «fin de partie» en Ukraine signifierait pour l’Occident de jouer une «longue partie» contre la Russie

Par John Haughey
5 mai 2023 18:49 Mis à jour: 5 mai 2023 18:49

Après que l’Ukraine a regagné ses territoires à l’automne et maintenu la plupart de ces gains pendant l’hiver, le monde attend son offensive de printemps pour chasser les envahisseurs russes des régions orientales et méridionales du pays.

Malgré l’optimisme, la plupart des analystes européens et américains ne s’attendent pas à ce que l’offensive débouche sur une victoire suffisamment décisive pour mettre fin à la vision de Vladimir Poutine d’une « Russie du 21e siècle avec des ambitions du 19e siècle », a déclaré Luke Coffey, chercheur principal à l’Institut Hudson, lors d’un colloque international « Reaching an Endgame in Ukraine » (vers la fin de partie en Ukraine) tenu à Washington le 4 mai.

Selon lui, si les pays d’Europe et les États-Unis veulent défendre l’Ukraine et contenir l’agression russe, ils auront besoin d’une stratégie à long terme que peu d’entre eux envisagent aujourd’hui.

« Au lieu de voir la guerre en Ukraine comme une série de batailles individuelles, nous devons commencer à voir cette guerre comme une campagne continue (…) tout en préparant le terrain pour aider l’Ukraine à survivre à l’hiver prochain et à se préparer à l’offensive de l’année suivante », a-t-il déclaré.

L’actuelle approche « déconnectée » pourrait amener à une déconnexion entre l’Ukraine et ses alliés si l’offensive prévue actuellement ne parvient pas à extirper les forces russes d’Ukraine et si la guerre se transforme dans une guerre d’attrition, a expliqué M. Coffey

« Les attentes de cette contre-offensive sont si grandes que certains suggèrent déjà que l’aide future à l’Ukraine dépendra de son succès. » Cependant, « nous ne pouvons pas baser l’aide à l’Ukraine sur un seul événement. Nous devons considérer la situation stratégique dans son ensemble ».

D’après Luke Coffey, le président et les responsables de l’administration américaine n’ont pas réussi à convaincre les Américains de la gravité de la menace russe et de l’enjeu que représente la guerre en Ukraine pour l’Occident.

Le problème avec le langage de cette administration, qui dit que l’Amérique sera aux côtés de l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra », provient du fait que personne n’a défini ce que veut dire le mot « il ». « Est-ce que cela équivaut à une victoire, à une sorte de règlement négocié ? Pour être honnête, le problème de la Maison-Blanche est le fait que seuls les Ukrainiens peuvent définir ce ‘il’. »

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky « a été très clair sur le fait qu’il considère la restauration complète de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, le rétablissement des frontières de 1991, comme leur définition de la ‘victoire’ », ce qui inclurait la reprise de la Crimée.

« Nous devrions planifier notre aide et notre soutien à l’Ukraine sur cette base », a souligné M. Coffey.

Des militaires ukrainiens transportent des missiles FIM-92 Stinger et d’autres équipements militaires expédiés de Lituanie à l’aéroport Boryspil de Kiev, le 13 février 2022. (Sergei Supinsky/AFP via Getty Images)

Poutine ne cessera pas d’attaquer l’Ukraine

Pavlo Klimkin, ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine de 2014 à 2019 et cofondateur du Centre pour la résilience et le développement national, basé à Kiev, reconnaît que la « fin de partie » en Ukraine nécessitera probablement des stratégies à long terme. Car, quelle que soit l’issue de l’offensive attendue, Poutine n’abandonnera pas ses objectifs en Ukraine, et les forces russes l’attaqueront à nouveau.

« Poutine utilisera à nouveau un prétexte ou un autre » pour attaquer l’Ukraine, et la résistance sera « un cercle continu, une sorte de spirale » qui ne pourra prendre fin que si l’Europe et les États-Unis continuent d’apporter une aide militaire et économique au pays assiégé et renforcent les sanctions économiques contre Moscou.

« Bien entendu, nous sommes convaincus que nous obtiendrons des gains décisifs sur le champ de bataille » au printemps, a déclaré M. Klimkin. « Je pense que les négociations avec la Russie ne sont possibles qu’en étant en position de force. On ne peut négocier efficacement avec la Russie qu’en étant en position de force. Cette position de force sera obtenue par des avancées militaires [mais] pourrait être, et devrait être, soutenue par la pression économique (…) et l’isolement économique de la Russie. »

Mais chaque chose en son temps, a ajouté M. Klimkin. « Si vous pensez que nous devons gagner – et nous pouvons discuter de ce qu’est la ‘victoire’ pour les Ukrainiens et pour l’Occident – au moins un point doit être clair : nous devons gagner. Nous ne pouvons pas nous contenter d’une victoire militaire. La victoire doit être globale.

« Nous devons adopter cette mentalité de vainqueur », a-t-il poursuivi. « Si vous voulez gagner contre les Russes – et c’est possible, c’est vraiment possible – on doit changer de mentalité, [reconnaître] qu’on peut gagner la partie contre la Russie et que ce régime est dangereux pour tout le monde, pas seulement pour l’Ukraine. »

Les Européens s’éveillent à une nouvelle réalité

Reka Szemerkenyi, économiste qui a été ambassadrice de Hongrie aux États-Unis de 2015 à 2017 et qui est actuellement conseillère principale de l’Institut républicain international pour la stratégie transatlantique, a souligné le fait que les pays d’Europe centrale reconnaissent également que la menace que représente la Russie de Poutine ne disparaîtra pas, même si ses troupes se retirent de l’Ukraine.

Une femme passe devant des immeubles résidentiels endommagés après que des frappes de missiles russes ont visé plusieurs villes ukrainiennes pendant la nuit du 28 avril 2023. (SERGEI SUPINSKY/AFP via Getty Images)

Pour de nombreux Européens, en particulier les Européens de l’Ouest, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué « l’effondrement de plusieurs grandes théories » sur lesquelles ils « fondaient leurs relations avec la Russie », a-t-elle noté.

« L’une d’entre elles, par exemple, est que le commerce mutuel, l’expansion des relations commerciales apporteront la stabilité et la sécurité. Une autre, c’est que la coopération dans divers secteurs peut conduire à une coopération stratégique. »

Aucune de ces théories n’a tenu la route. Aujourd’hui, du moins en Europe centrale, « nous pouvons observer ce qui est plus qu’une simple réaction à une nouvelle réalité politique. C’est la réalité de la création d’une nouvelle approche envers la Russie », a poursuivi Mme Szemerkenyi, qualifiant les six prochains mois de « période très délicate ».

Les scénarios de la « fin de partie »

De son côté, Pavlo Klimkin a identifié trois scénarios potentiels de la « fin de partie ».

« Le premier, que j’aime appeler le ‘scénario du porc-épic’ », dans le cadre duquel les alliés européens et américains « donnent à l’Ukraine des moyens de dissuader la Russie, de nous fournir autant d’armes que possible, aussi sophistiquées que possible », a expliqué l’ancien ministre ukrainien, tout en précisant qu’il ne s’agissait pas d’une « option durable ».

Un tel scénario visant à arrêter la guerre ne serait rien d’autre que la continuation de la situation actuelle. « Cela n’est pas juste pour l’Ukraine et les Ukrainiens. Cela ne fonctionnerait pas. Cela créerait une nouvelle spirale d’incertitude » qui finirait par échouer en raison de « l’envergure de la Russie. Cette option est fondamentalement erronée ».

Le second scénario pour assurer la fin de la guerre, que M. Klimkin appelle « la forteresse ukrainienne des garanties », pourrait inclure « un ensemble de garanties bilatérales ou un ensemble global de garanties, possiblement de la part de l’OTAN », pour assurer la défense de l’Ukraine contre la Russie.

Cela aussi « est assez problématique », a-t-il ajouté. « Nous pourrions imaginer un réseau de garanties de sécurité, mais pour moi, il ne s’agirait que d’une solution transitoire vers l’adhésion à l’OTAN. »

La troisième option est que l’Union européenne et l’OTAN – une alliance prévoyant une riposte collective à l’agression contre l’un de ses membres – admettent l’Ukraine en tant que leur membre.

Certains pays de l’OTAN craignent que l’admission de l’Ukraine n’entraîne un « conflit direct avec la Russie. Il y a toutes sortes de craintes, un manque de volonté de faire monter les enchères et des discussions difficiles sur la façon dont la Russie réagirait », a constaté M. Klimkin.

Il a noté que Poutine avait déjà montré ce qu’il en pense, affirmant que ce sont les demandes d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE qui l’ont rendu furieux et qui ont déclenché une décennie d’instabilité qui a abouti à l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

Pavlo Klimkin a « passé 20 ans » à travailler pour que l’Ukraine soit admise au sein de l’UE et de l’OTAN. « Je pense qu’il y a un lien intrinsèque entre notre volonté de rejoindre l’Union européenne et les tentatives de la Russie et de Poutine de détruire l’Ukraine », a-t-il constaté.

Si l’Ukraine est admise au sein de l’OTAN, en particulier à la suite de l’invasion maladroite et mal exécutée de Poutine, ce dernier cédera si les Européens restent fermes, a prédit l’ex-ministre ukrainien.

« Mon sentiment, mon estimation éclairée, est que Poutine ne serait pas en mesure de réagir avec force » à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Cependant, les pays de l’OTAN devraient d’abord faire face à « l’heure de vérité » et risquer un conflit direct avec la Russie. Reculer, a-t-il souligné, c’est garantir un conflit avec la Russie. Sans l’adhésion à l’OTAN, l’invasion russe va recommencer.

Les Ukrainiens ne sont pas seulement visés en tant que citoyens d’un pays, mais aussi pour être Ukrainiens, ce qui rend cette affaire personnelle et existentielle.

Des sauveteurs travaillent sur les décombres d’un immeuble résidentiel à Ouman, au centre de l’Ukraine, après que des frappes de missiles russes ont visé plusieurs villes ukrainiennes pendant la nuit, le 28 avril 2023. (SERGEI SUPINSKY/AFP via Getty Images)

Poutine « est incapable, fondamentalement incapable, de voir l’Ukraine comme une Ukraine. Pour lui, l’Ukraine est soit russe, soit anti-russe », a souligné M. Klimkin, rappelant les discours de Poutine dans lesquels il affirmait que « l’Ukraine est artificielle. Il n’y a pas de langue ukrainienne, pas d’État, pas d’histoire, pratiquement rien. Ceci est un élément fondamental de l’idéologie russe, de la façon dont Poutine perçoit les choses ».

Les germes de la guerre – de ce premier grand conflit militaire en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale – ont été plantés lors de l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 1990. L’effondrement qui a laissé un « sentiment profondément ancré en Russie d’être offensé, car tout le programme de l’empire de l’Union soviétique a été détruit », a indiqué M. Klimkin. « C’est ainsi que tout a commencé. »

Des soldats russes dans une rue de Marioupol, au sud de l’Ukraine, le 12 avril 2022 (Alexander Nemenov/AFP via Getty Images)

L’Europe n’aurait donc pas dû être surprise que Poutine envoie des soldats russes en Ukraine et aurait dû réagir plus tôt aux avertissements des services de renseignement américains concernant la préparation de cette invasion.

« Il ne s’agit pas d’une réaction inattendue de la part de Poutine. Il y a deux ans, un an, en 2014 ou avant, il s’est donné pour mission de détruire l’Ukraine et l’identité ukrainienne. Le fait que l’Ukraine devienne un pays européen détruirait sa vision, et celle des Russes, de ce que l’Ukraine devrait être. »

Malheureusement pour Poutine, ses efforts pour détruire « l’identité ukrainienne » se sont retournés contre lui de manière spectaculaire depuis l’invasion.

« Les Ukrainiens sont fondamentalement différents des Russes du point de vue de vision des choses », a souligné Pavlo Klimkin. « Beaucoup de gens ont commencé à comprendre cela seulement en 2014 [lorsque la Russie a annexé la Crimée] et encore plus au moment de l’invasion tous azimuts [russe]. »

Il y a une dizaine d’années, si on avait dit aux Ukrainiens que la Russie insistait sur le fait que les Ukrainiens sont des Russes, la réponse typique aurait été : « Et alors ? »

Aujourd’hui, grâce à Poutine, les Ukrainiens sont convaincus qu’ils ne sont pas Russes et, dans les sondages, plus de 90% d’entre eux « sont opposés à toute forme de négociation avec Poutine », a noté M. Klimkin.

« Il est désormais entendu que l’Ukraine est l’Europe et que les Ukrainiens sont des Européens. »

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