Des arts classiques et de la sublimation des souffrances de l’humanité, selon l’organiste Paul Jacobs

Par Sharon Kilarski
12 novembre 2016 12:05 Mis à jour: 3 avril 2021 20:42

Jacobs, le seul organiste à avoir remporté un Grammy, est convaincu que les classiques subliment les souffrances inévitables de l’humanité et leurs donnent un sens. Cette alchimie n’est possible que grâce à la beauté des classiques.

Naturellement nous sommes dans un mouvement de fuite de la douleur. Quand vient l’art, c’est la beauté qui nous attire en premier, nous retient et nous permet une contemplation qui nous aurait autrement échappé. En affrontant la souffrance par le pouvoir transformateur de l’art, non seulement la douleur gagne du sens, mais aussi un but. Notre souffrance n’est pas vaine, pense Jacobs.

Jusqu’au 20e siècle, les arts étaient avant tout synonymes de Beauté — avec un B majuscule. À la Beauté se sont joints l’Authenticité et la Bonté, « considérées comme les vertus universelles de la civilisation occidentale », rappelle-t-il. C’est la recherche de la Beauté qui a guidé les artistes jusqu’à la fin du 19e siècle, avec le jaillissement du modernisme.

Avant le modernisme, « même l’art qui représentait des sujets d’angoisse ou des émotions sombres était — et demeure — beau ».

Ainsi, « La Passion selon Saint Jean » de Bach, explique-t-il, est un oratorio essentiellement inspiré du récit de la mort du Christ, telle que rapportée par Jean. Lorsque « les chœurs crient “Kreuzige! Kreuzige!”(‘Crucifier! Crucifier!’) », est un moment d’une très grande intensité.

« Nous oublions souvent que ‘la passion’ est autre chose qu’une ‘intense émotion’. Elle veut dire plus littéralement ‘souffrance’ ou ‘endurance’. La musique de Bach exprime tout cela — l’intense agonie du Christ pour le salut de l’humanité. Bach a sublimé la douleur du Christ par le moyen superbe de la musique, qui offre à nos propres vies, l’espérance », a analysé Jacobs.

Le tableau Mort d’Ophélie ou Ophélie, du peintre préraphaélite John Everett Millais en est un autre exemple. Le tableau saisit le moment précis où le personnage de Shakespeare dans Hamlet, va se noyer ; Ophélie chante tout en flottant dans le ruisseau, momentanément soutenue par ses vêtements remplis d’air.

En dépit de la morbidité du sujet, Jacobs croit que nous sommes subjugués par la volupté et la sérénité particulière de cette peinture.

« Grâce à une utilisation experte des couleurs, de la lumière et de la sensibilité au monde naturel, nous sommes transportés dans un autre monde — plus beau. »

« Mort d'Ophélie » de John Everett Millais (1851-1852). Huile sur toile, 76 cm sur 112, Tate Britain à Londres. (Public domain)
« Mort d’Ophélie » de John Everett Millais (1851-1852). Huile sur toile, 76 cm sur 112, Tate Britain à Londres. (Public domain)

La sculpture classique du groupe de Laocoon, représente des serpents de mer qui attaquent un prêtre troyen et ses deux fils. D’une certaine façon, c’est une vision horrible parce qu’elle montre une souffrance sans espoir, ni possibilité de salut. Et pourtant Jacobs trouve que ces personnages de marbre, émergeant de la pierre sont captivants. Il s’en explique : « Je suis frappé par la force dramatique de cette œuvre, la technique incroyable du sculpteur et sa résonnance de plus en plus puissante sur le pourquoi. Au moment où nous commençons à nous poser la question du ‘pourquoi’, nous sommes à la recherche de sens. Et cette recherche est essentielle à la condition humaine. »

Le prêtre troyen Laocoon et Ses Fils. Sculpteur inconnu. Marbre, 2m10 par 1m62 par 1m12, Musée du Vatican. (Public domain)
Le prêtre troyen Laocoon et Ses Fils. Sculpteur inconnu. Marbre, 2m10 par 1m62 par 1m12, Musée du Vatican. (Public domain)

C’est progressivement que Jacobs a découvert le sens profond de la musique. Il décrit son attirance pour elle comme mystérieuse, l’ayant saisi à un âge précoce en dépit du fait que ses parents n’étaient pas musiciens. Son insatiable appétit pour elle l’a conduit à écouter de la musique classique en boucle.

Aujourd’hui, beaucoup considèrent Jacobs comme le plus grand organiste du pays, capable de prouesses d’une virtuosité éblouissante sur un instrument qui n’est pas toujours perçu comme conçu pour cet usage.

La reconnaissance de Jacobs a commencé lorsqu’il a joué les œuvres complètes de Bach sur orgue dans un marathon de 18 heures, à l’âge de 23 ans. En 2003 il rejoignait la faculté The Juilliard School et l’année d’après, devenait président du département d’orgue et l’un des plus jeunes professeurs nommés dans l’histoire de l’école. En 2011, il reçoit un Grammy pour sa performance lors de son interprétation de la dernière œuvre d’Olivier Messiaen, « Le Livre du Saint-Sacrement ».

Des transformations sur plusieurs niveaux

Evidement, toutes les œuvres d’art ou de musique ne sont pas consacrées à la douleur. Dans de nombreux cas, où le but est la légèreté ou la joie, le travail a la capacité de transformer la souffrance d’un spectateur ou un d’auditeur.

« La beauté de la musique du passé ne contribue-t-elle pas à réduire encore aujourd’hui nos peines et nos angoisses ? […] Le soleil de Mozart ne manque jamais d’élever mon âme quand cette dernière est lasse du monde », a concédé Jacobs.

En regardant la transformation du point de vue opposé, la vie des artistes elle-même est sujette à beaucoup de sacrifices — endurant le joug d’un immense travail et des heures sans fin — consacrées au perfectionnement de leur art et à la création d’œuvres nouvelles.

Paul Jacobs joue du grand orgue Mander à l'église Saint-Ignace de Loyola à New York. (Courtesy of Paul Jacobs)
Paul Jacobs joue du grand orgue Mander à l’église Saint-Ignace de Loyola à New York. (Courtesy of Paul Jacobs)

Les sciences musicales de l’harmonie et du contrepoint sont des disciplines, expliquaient Jacobs, qui ne se sont développées qu’aux prix d’immenses sacrifices consentis par de nombreux compositeurs. Par exemple Mozart, Haydn et Beethoven, ont tous maîtrisé les règles du contrepoint au travers de « Gradus ad Parnassum », un influent traité du compositeur et théoricien autrichien Johann Fux.

À l’image de tous les compositeurs du passé, Mozart, a consacré des heures laborieuses à étudier, copier et assimiler le style des maîtres antérieurs, comme le faisaient les apprentis peintres avec des artistes du passé.

« Il n’y a pas de raccourcis dans ce processus », a prévenu Jacobs.

Mozart a écrit une fois à un ami : « Les gens qui pensent que la maitrise de mon art m’est venue aisément, se trompent. Je peux vous assurer que personne n’a travaillé autant que moi […] Il n’y a aucun maître célèbre dont je n’ai étudié assidument la musique encore et encore. »

Notre besoin profond aujourd’hui

Les classiques sont particulièrement importants de nos jours, affirme Jacobs, parce que « peut être mieux que n’importe qu’elle drogue médicale », ils peuvent offrir « un antidote à l’anxiété et aux désespoirs modernes ».

Aujourd’hui, à presque tous les niveaux d’éducation, on néglige de montrer aux jeunes la riche histoire de l’Ouest et c’est tragique ; ils sont privés de leur propre héritage culturel. « La majorité des gens connaissent très peu la musique conçue avant leur génération et les gens sont indifférents aux triomphes artistiques du passé », un vaste réservoir qui remonte à des siècles, a soupiré Jacobs.

La tragédie, c’est quand on réalise que les classiques qui répondent le mieux à nos besoins humains les plus profonds — la contemplation du sens et du but — sont la plupart du temps absents de nos vie contemporaines hyper-occupées.

Pour Jacobs, les arts classiques apportent une stabilité à l’âme — non seulement dans la rencontre esthétique mais aussi spirituelle. Ce dernier aspect trop rarement discuté ou compris est négligé par de nombreux artistes actuels. Jacobs observe un déni de certains aspects de la réalité qui dépassent notre monde physique — ceux qui sont parfois intangibles, comme (et surtout) l’existence de Dieu.

Selon Bach lui-même : « Le but et la finalité de toute musique ne devrait être autre chose que le repos de l’esprit et la gloire de Dieu. »

La réhabilitation des Arts

« Personne n’a besoin d’une formation académique pour s’émouvoir devant la beauté de la musique. Ce n’est pas nécessaire de comprendre les subtilités du contrepoint ou de l’harmonie », a assuré Jacobs.

Prenons l’émotion que la beauté de la musique classique suscite en nous, comme point de départ. Une écoute sans méfiance, purement pour le plaisir des sens, peut vous mener à vouloir creuser plus profondément.

Jacobs invite ceux qui ne savent pas par où commencer, à débuter par Mozart. « Qui est capable de résister à Mozart ? Qui peut ne pas se sentir attiré par lui? Sa musique est l’une des plus naturelles, des plus pures que l’on puisse entendre et apprécier. »

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Paul Jacobs. (Courtoisie de Paul Jacobs)

Pour ceux qui ont déjà trouvé un compositeur en particulier dont ils sont friands, Jacobs les encourage à faire de ce compositeur un projet de recherche. « Étudiez-le, élargissez vos connaissances sur lui autant que possible : inscrivez-vous à un cours qui lui est consacré, lisez des livres sur lui et faites des recherches sur Google. »

Et d’ajouter : « En d’autres termes, prenez la responsabilité de votre propre relation avec le passé. »

« Lorsque nous tombons amoureux de quelqu’un, nous avons envie de comprendre cette personne sur tous les plans — intellectuellement, émotionnellement, spirituellement. » Il en va de même pour la musique.

« Nous sommes attirés par elle parce qu’elle est magnifique. Quand à savoir précisément pourquoi nous sommes attirés, cela reste un mystère. Mais, contrairement aux sciences, il est impossible et non nécessaire, d’expliquer ce mystère ; il suffit de l’approfondir. Heureusement, la beauté — même celle conçue dans un lointain passé — n’a pas de date d’expiration. »

Nous pouvons, chaque compositeur, chaque artiste, revendiquer une partie de notre patrimoine.

Ces trésors continuent « à nous réconforter, à nous consoler et à nous murmurer une connaissance sans paroles ».

Version anglaise : Organist Paul Jacobs: The Classics Give Purpose to Humanity’s Suffering

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