Comment Staline a annulé « Hamlet » en Union soviétique – ce que cela nous apprend sur la culture de l’annulation

La peur collective peut déboucher sur une censure tout aussi étouffante et oppressive que les interdictions gouvernementales, comme le montre l'histoire

Par Jon Miltimore
1 mai 2021 05:32 Mis à jour: 1 mai 2021 05:32

La pièce « Hamlet » de William Shakespeare est considérée par certains comme la plus grande histoire jamais écrite.

« Hamlet » a tout pour plaire : fantômes, combats à l’épée, suicide, vengeance, luxure, meurtre, philosophie, foi, manipulation et un bain de sang digne d’un film de Tarantino. C’est un chef-d’œuvre à la fois de grand art et de sensationnalisme, la seule pièce que j’ai vue interprétée en direct trois fois.

Ce n’est pas tout le monde qui aime « Hamlet », bien sûr. Parmi ses détracteurs, on retrouve l’ancien premier ministre soviétique Joseph Staline.

La haine de Staline envers la pièce est presque devenue une légende, en partie, parce que l’on ne sait pas exactement ce qu’il détestait à la pièce. Des articles universitaires entiers se sont consacrés à répondre à cette question.

Dans son autobiographie « Témoignage », le célèbre compositeur russe Dmitri Chostakovitch suggère que Staline considérait la pièce comme excessivement sombre et potentiellement subversive.

« [Staline] ne voulait tout simplement pas que les gens regardent des pièces dont l’intrigue lui déplaisait », écrit Dmitri Chostakovitch. « On ne sait jamais ce qui peut surgir dans l’esprit d’une personne démente. »

Néanmoins, Staline n’a pas interdit la pièce. Il a simplement fait savoir qu’il la désapprouvait lors d’une répétition au Théâtre d’Art de Moscou, le théâtre préféré de Staline.

« Pourquoi est-ce nécessaire de jouer ‘Hamlet’ dans le Théâtre d’Art ? » a demandé le dirigeant soviétique.

C’est tout ce qu’il fallait, a spécifié M. Chostakovitch.

« Tout le monde savait que la question de Staline visait le Théâtre d’Art et personne ne voulait s’y risquer. Tout le monde avait peur », a observé M. Chostakovitch. Et pendant de longues années, « Hamlet » n’a pas été joué sur la scène soviétique.

Culture de l’annulation et de la peur

Heureusement, « Hamlet » est aujourd’hui sans danger en Occident. Pourtant, la « culture de l’annulation » d’aujourd’hui a purgé de nombreuses œuvres d’art dont les livres du Dr Seuss et « Autant en emporte le vent » allant jusqu’aux films de Disney dont « Peter Pan » et « Dumbo ».

Ces œuvres d’art ne sont pas interdites par les censeurs d’État ; elles sont retirées ou limitées par les fournisseurs de contenu, les magasins en ligne et les éditeurs au motif qu’elles sont culturellement ou racialement insensibles.

« Ces livres dépeignent des personnes d’une manière blessante et erronée », a déclaré Dr Seuss Enterprises à l’Associated Press en annonçant qu’elle ne publierait plus six livres de Dr Seuss, dont « And to Think That I Saw It on Mulberry Street » et « If I Ran the Zoo ».

La question de savoir si ces œuvres d’art sont culturellement insensibles est une question subjective, tout comme celle de savoir si « Hamlet » est une pièce moralement subversive. Maintenant, il y a ceux qui nient que le Dr Seuss a réellement été annulé.

« Nous pouvons débattre de la question de savoir si c’était la bonne chose à faire, mais il est important de souligner certaines choses », a écrit le critique de cinéma Stephen Silver dans le Philadelphia Inquirer. « La décision a été prise par la société qui possède et contrôle les livres, et non par le gouvernement, ou par une ‘foule’ qui aurait fait pression sur elle. »

M. Silver a raison de noter qu’il y a une différence entre la censure gouvernementale et l’autocensure. Mais son affirmation selon laquelle il n’y avait aucune pression derrière la décision mérite d’être examinée. (Nous reviendrons sur ce point dans un instant).

En tout état de cause, s’il existe des différences entre la censure gouvernementale et l’autocensure, toutes deux sont dangereuses, comme l’a fait remarquer George Orwell.

« Il est évident qu’il n’est pas souhaitable qu’un service gouvernemental ait un quelconque pouvoir de censure… mais le principal danger pour la liberté de pensée et de parole à l’heure actuelle n’est pas l’ingérence directe du [gouvernement] ou d’un quelconque organisme officiel. Si les éditeurs et les rédacteurs s’efforcent de ne pas publier certains sujets, ce n’est pas parce qu’ils ont peur d’être poursuivis, mais parce qu’ils ont peur de l’opinion publique. Dans ce pays, la lâcheté intellectuelle est le pire ennemi qu’un écrivain ou un journaliste ait à affronter, et ce fait ne me semble pas avoir eu la discussion qu’il mérite. »

Ce qu’Orwell voulait dire, c’est que la peur de l’opinion publique peut également entraîner la censure.

Maintenant, pour être clairs, nous ne connaissons pas avec certitude les motivations des éditeurs qui décident de ne plus publier certains livres du Dr Seuss. Tout comme nous ne pouvons pas savoir avec certitude pourquoi Spotify a soudainement laissé tomber 42 épisodes de la série de Joe Rogan down the Memory Hole. Mais il n’est pas déraisonnable de soupçonner que l’impulsion qui pousse à l’annulation des œuvres d’aujourd’hui n’est pas sans rappeler celle qui a poussé « Hamlet » hors de l’Union soviétique : la peur.

La peur : un censeur plus efficace que les interdictions ?

L’annulation d’« Hamlet » par Staline a montré que les interdictions gouvernementales ne sont pas les seuls moyens de supprimer la liberté d’expression, ni même les plus efficaces. Comme l’a observé M. Chostakovitch, la capacité de Staline à annuler « Hamlet » avec quelques mots était une bien meilleure démonstration de pouvoir qu’une interdiction officielle de l’État. Cela ne nécessitait aucune loi ou annonce officielle. Il a suffi d’une remarque discrète et de la peur, une émotion que les Américains connaissent bien aujourd’hui.

Une étude récente de Cato montre que l’autocensure est en plein essor aux États-Unis, deux tiers des Américains déclarant qu’ils ont peur de partager des idées en public en raison du climat politique, de plus en plus dominé par le « wokeisme ».

Ces craintes ne sont pas irrationnelles. Les exemples d’Américains licenciés, sortis honteux et annulés pour avoir été du mauvais côté de la culture « woke » font légion. L’année dernière, ce phénomène a donné lieu à une lettre dans Harper’s Magazine signée par des dizaines d’universitaires de renom qui condamnaient le climat d’intolérance des idées.

« Des rédacteurs en chef sont licenciés pour avoir publié des articles controversés, des livres sont retirés du marché pour cause d’inauthenticité présumée, des journalistes n’ont plus le droit d’écrire sur certains sujets, des professeurs font l’objet d’une enquête pour avoir cité des œuvres littéraires en classe, un chercheur est licencié pour avoir diffusé une étude universitaire évaluée par des pairs et les dirigeants d’organisations sont évincés pour ce qui n’est parfois qu’une simple erreur maladroite », peut-on lire dans la lettre.

« Nous en payons déjà le prix sous la forme d’une plus grande aversion au risque chez les écrivains, les artistes et les journalistes qui craignent pour leur gagne-pain s’ils s’écartent du consensus, ou même s’ils ne font pas preuve d’assez de zèle en la matière. »

Ce climat ne se limite pas aux écrivains et aux universitaires qui ont peur d’exprimer certaines opinions. Il s’étend aux salles de conseil d’administration et aux comités de direction des entreprises, où l’on fait pression sur les individus pour qu’ils décident quel art est acceptable et quelles opinions peuvent être partagées sur les plateformes.

Être du mauvais côté du débat invite à la destruction personnelle. Il est tout simplement plus facile d’accepter de retirer les œuvres « nuisibles » ou de licencier l’employé qui a soulevé l’ire de la foule sur Twitter.

« Les gens ont peur de les défier », a déclaré Robby Soave de Reason à John Stossel l’année dernière dans une interview sur la culture de l’annulation.

Comme dans « 1984 » d’Orwell, dans la culture d’aujourd’hui, il n’est même pas nécessaire de proférer de fausses idées pour se faire condamner.

Il suffit de demander au Dr Howard Bauchner, qui a été démis en mars de ses fonctions de rédacteur en chef de l’éminente revue médicale JAMA. Le crime de Dr Bauchner était que, lors d’un podcast le mois précédent, son rédacteur en chef adjoint avait mis en doute l’existence du racisme structurel.

« Le racisme structurel est un terme malheureux », a déclaré le Dr Edward H. Livingston, qui est blanc. « Personnellement, je pense que retirer le racisme de la conversation aidera ».

« Tout le monde avait peur »

Certes, dans l’Amérique d’aujourd’hui, on ne risque pas d’être liquidé pour avoir refusé de céder à la pression d’autocensure des œuvres d’art. On ne peut pas en dire autant de l’Union soviétique sous Staline.

Pourtant, il existe un fil conducteur entre les deux cas de censure : la peur. « Tout le monde avait peur », disait M. Chostakovitch. Ces mêmes mots peuvent être appliqués à ceux qui se plient à la culture de l’annulation aujourd’hui.

Cela ne veut pas dire que les œuvres du Dr Seuss sont ou ne sont pas culturellement insensibles, ou que « Hamlet » contient ou ne contient pas des thèmes nuisibles ou subversifs.

Il s’agit simplement de dire que la peur se cache derrière la disparition de l’art et la suppression de la libre expression. Pour cette seule raison, il faut résister à de tels efforts.

Jonathan Miltimore est le rédacteur en chef de FEE.org. Ses écrits et reportages ont fait l’objet d’articles dans le magazine TIME, le Wall Street Journal, CNN, Forbes, Fox News et le Star Tribune. Bylines : Newsweek, The Washington Times, MSN.com, The Washington Examiner, The Daily Caller, The Federalist, the Epoch Times.

Cet article a été initialement publié sur FEE.org.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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