Faces cachées

19 mars 2016 09:00 Mis à jour: 17 mars 2016 21:42

La Maison de l’Amérique latine présente une exposition saisissante sur le Chili jusqu’au 30 avril. Faces cachées, photographie chilienne 1980-2015, réunit trois générations de photographes chiliens avec Zaïda González, Alejandro Hoppe, Alvaro Hoppe, Luis Navarro, Claudio Pérez et Leonora Vicuña. La plupart ont participé à la fondation de l’association des photographes indépendants (AFI), fondée dans les années 80 pour protéger les photographes résistant à la dictature.

Certains, parmi ces photographes, ont vécu les années de terreur sous la dictature de Pinochet. Luis Navarro Vega a été détenu pour ses photos de disparus. Tous ont vécu le trauma qui a réveillé d’autres blessures et la mémoire d’autres génocides que ce pays à la géographie tourmentée pleure toujours.

Le Chili, ce grand pays peuplé de différentes ethnies aux traditions en voie de disparition et aux paysages à couper le souffle, alimente la poésie, la subversion et la douleur qui émanent de ces photos poignantes.

Le Chili s’étale sur 4 300 km de long, le territoire forme une étroite bande limitée entre la majestueuse barrière des Andes et les flots du Pacifique allant du désert d’Atacama jusqu’au cap Horn.

Le pays connaît le climat du désert désigné comme le plus aride au monde et qui accueille les plus grands observatoires astronomiques pour son ciel transparent qui permet de voir jusqu’au confins de l’univers. Il connaît aussi les glaciers les plus imposants et les montagnes couvertes de blanc de la Patagonie entourée d’eau. C’est sans doute ce contact avec les étoiles d’un côté et l’eau de l’autre, comme en témoigne le réalisateur Patricio Guzmán dans son film prodigieux Le Bouton de nacre, sorti en octobre 2015, qui a donné lieu à la poésie et au mystique dans le quotidien de ces peuples. Mais c’est aussi dans ces paysages merveilleux, dans le désert, dans les cratères des volcans que des centaines, voire des milliers de corps ont été jetés. Le bouton de nacre a été retrouvé sur un rail dans les profondeurs de l’océan – un bouton de chemise, seul indice du corps qu’on y a attaché pour le faire disparaître.

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L’ombre de la dictature

Au Chili la plupart des citoyens, est toujours obsédée par le coup d’État de Pinochet, les plus jeunes ont le désir de connaître les faits, car le sujet reste toujours dans le non-dit, un peu comme dans la transition à la démocratie en Espagne.

Malgré la démocratie mise en place depuis les années 90, jusqu’à récemment ce pays a encore vécu sous la constitution établie par Pinochet. La masse populaire qui a combattu la dictature a été écartée du pouvoir, la liberté de la presse était limitée. L’église se mêle des affaires de l’État et les femmes cherchent toujours les ossements de leur famille dans le désert.

Le dictateur lui-même n’a jamais été jugé. Il est mort malade à l’hôpital. Des collaborateurs et des militaires sont toujours libres ne craignant rien. Ça peut être l’un des voisins d’en face. La justice n’a jamais été faite jusqu’au bout et il n’y a pas eu de réconciliation comme en Afrique du Sud avec la Commission de la vérité et de la réconciliation présidée par Desmond Tutu.

Ce sont les mêmes thèmes qui hantent Patricio Guzmán qui obsèdent les photographes dans Faces cachées. Tous tentent de faire face au silence, d’aborder l’inabordable, de brandir le tabou, d’arracher à l’oubli et à la disparition des hommes, des peuples et des langues. C’est aussi la quête d’une identité dans un pays où les descendants des colons côtoient les multiples immigrés arrivés au fil des années et les ethnies fragilisées. L’intention de ces photographes est de lever le voile des coins d’ombres d’un Chili oublié mais bien vivant.

L’ironie et le sarcasme

Zaida González Ríos est la plus jeune des photographes. Vétérinaire de formation, elle n’a jamais exercé ce métier. Entre baroque et iconographie populaire, elle prend ses photos en noir et blanc, puis les colorie à l’aquarelle. Le résultat est subversif, rappelant à la fois des icones et les photos de famille qu’on voit dans les films basés sur les histoires des auteurs sud-américains tels que Gabriel García Márquez. La couleur donne un aspect onirique. De loin, les photos semblent presque idylliques voire kitch. On y reconnaît des peluches, des saints en plâtre, des costumes multicolores et des décorations de Noël. Bref, tous les bibelots qui accompagnent ce genre de photos. En se rapprochant, on découvre l’ironie et le sarcasme. Depuis 2004, Zaida González Ríos fait des mises en scène avec des fœtus préservant ainsi cette tradition de la photographie des « petits anges », une tradition qui existait d’ailleurs dans l’Europe du XIXe siècle.

Zaida González Ríos utilise cette technique pour dénoncer l’hypocrisie de la société chilienne. Le pouvoir de l’Église dans les affaires de l’État qui a fait que des milliers de femmes portant des bébés malformés, ou après avoir subi un viol, risquent leur vie en ayant d’autre alternative que de recourir à des avortements illégaux.

Mais il y a aussi le regard vers le passé comme dans la photo Las come-wawa qui suggère le cannibalisme attribué aux milices de la dictature. Une esthétique dégénérée pour dénoncer les vices de l’autorité.

Recuérdame, Zaida González Ríos. (Galerie NegPos)
Recuérdame, Zaida González Ríos. (Galerie NegPos)

Dans les rues en agitation

Les frères Alvaro Hoppe (1956) et Alejandro Hoppe (1961), deux parmi les plus emblématiques photographes du livre et du projet Chile desde adentro (Chile from Within) édité par Susan Meiselas, dans la pure tradition du photoreportage militant, ont été formés dans les rues agitées des années 80. Ils témoignent des manifestations et de leurs répressions comme dans le cliché Étudiant blessé durant l’occupation de l’université du Chili (1985) pris par Alejandro Hoppe, ou dans Tribunal militaire, centre de Santiago (1987) où l’on voit les jambes des militaires cachées sous un rideau de fer ou au contraire dans des manifestations pro-Pinochet.

Alvaro Hoppe capture les moments les plus durs de la dictature comme les Funérailles du Père André Jarlan assassiné par une balle de la police (Alvaro Hoppe, 1986) ou de Carmen Gloria Quintana avec le mouvement contre la torture « Sebastián Acevedo » (1988). Il immortalise aussi la période de la transition à la démocratie. Il est membre fondateur de l’Association des photographes indépendants.

Mémoire et identité

« Ceux qui ont de la mémoire peuvent vivre dans le fragile temps présent, ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part », dit Patricio Guzmán dans son film La Nostalgie de la lumière.

Claudio Pérez (1954) est l’auteur de certaines des images les plus emblématiques de la lutte contre la dictature dans les années 1980. Il travaille aussi sur la mémoire et l’identité. Il crée des archives de disparus qu’il nomme Necrosis. Dans un autre projet intitulé El Muro de la Memoria, José Pablo Concha définit un autre acte de résistance à l’oubli : il imprime les visages des disparus sur des carrelages et les colle sur un mur à Santiago. Avec le temps, les photos jaunissent et les visages disparaissent peu à peu. Ces visages restent aujourd’hui comme des fantômes qui obligent le spectateur à penser à la vie qui débordait dans le corps de ces gens. Ils obligent les Chiliens à se sentir responsables de leur passé, dit José Pablo Concha.

Dans Le Bouton de nacre, Patricio Guzmán rend hommage aux peuples de la Patagonie au sud du Chili, qu’il surnomme « nomades de l’eau », des peuples qui se déplaçaient en canoë d’île en île, guidés par les étoiles.

Claudio Pérez traite dans ses photographies les peuples du nord du Chili, habitants des terres arides. Il immortalise leurs cérémonies et leurs rites : une peau de lama après le sacrifice à la Pacha Mama – la mère-terre ou une procession à la station de San Pedro. Les photos en couleurs prennent une dimension surréelle, la perspective renforce souvent l’aspect magique.

Alejandro Hoppe, Tribunal militaire, Santiago, 1987. (Alejandro Hoppe)
Alejandro Hoppe, Tribunal militaire, Santiago, 1987. (Alejandro Hoppe)

Le photographe des gitans

Luis Navarro Vega (1938) le photographe qui se dit « photographe des perdants et des morts » a publié les premières photos des disparus. En 1978, il trouve des cadavres enterrés dans une mine et les photographie en réponse à la question « Donde estan » ? « Où sont-ils ? »

Le gouvernement ne peut plus contester les massacres.

Luis Navarro ne se remettra jamais de ce qu’il a vu là-bas.

Suite à ses publications, il a été poursuivi, détenu, torturé pendant cinq jours. Ce qu’il a passé il n’arrivait à le raconter qu’à son père. De son témoignage il ne reste que la photo qu’il a prise du vieil homme couvrant son visage. Pour fuir la police, Luis Navarro se cache chez les gitans. Là, il trouvera une parenthèse, un espace de liberté, de joie et de vie. Il prendra en photo pendant des décennies ses nouveaux amis devenus pour lui une deuxième famille.

Volcan San Pedro. (Claudio Perez)
Volcan San Pedro. (Claudio Perez)

Entre documentation et chamanisme

Leonora Vicuña (1952) consacre ses photos aux Mapuche, parmi lesquels elle a vécu une dizaine d’années. À l’aide de son appareil photo et d’une caméra vidéo, elle se bat contre la disparition de ce peuple fragilisé et milite pour la préservation de leur identité et de leur mémoire. Elle utilise ses travaux pour convoquer les mondes souterrains et ancestraux du Chili.Tantôt elle les présente comme des photos documentaires tantôt comme des totems chamaniques puisés dans les rites des Mapuche.

Comme l’explique Patricio Guzmán dans Le Bouton de Nacre, très peu de survivants sont restés de ces ethnies qui ont peuplé le Chili, massacrées par les chrétiens. Ils périssaient sous les coups de feu ou tout simplement avec des couvertures contaminées qui leur étaient données délibérément. Aujourd’hui, ils sont restreints par des lois. Dans son enfance, Martin G. Calderon a traversé le Cap Horn en canoë avec son père. Aujourd’hui, il est l’un des rares survivants de son peuple à garder la tradition de la construction de canoës, mais il n’a plus le droit de les utiliser suite aux lois et aux réglementations de sécurité. Il sera peut-être le dernier à faire ce voyage.

La photographe Leonora Vicuña de son côté préserve les coutumes des Mapuches dans des photos qui montrent les guérisseurs ou les préparations qui précèdent la cérémonie de la Guillatun, une cérémonie pour renforcer les liens dans la communauté.

Pour ces artistes dont la plupart ont vécu sous la dictature et les autres sous son ombre présente encore des années après sa dissolution, le fait de prendre des photos signifie avoir sa liberté, contester, préserver la mémoire, faire partie de la vie et de l’humanité.

L’exposition est organisée avec le soutien de l’ambassade du Chili en France et en partenariat avec la galerie NegPos (Nîmes) dirigée par Patrice Loubon, commissaire passionné de la photographie sud-américaine et expert de la photographie chilienne.

 

Quelques événements autour de l’exposition :

 L’histoire d’une photographie

Vingt photographes, vingt photographies, vingt regards, vingt histoires.

En présence d’Alexis Diaz et Zaida González

mercredi 16 mars 2016 à 19h à la Maison de l’Amérique latine

Au delà de Faces cachées

(documents exclusifs / NegPos)

Projections de trois films documentaires en présence de Claudio Pérez et Alejandro Hoppe, photographes.

Le mercredi 6 avril à 19h

Maison de l’Amérique latine

 

INFOS PRATIQUES

Maison de l’Amérique latine

217 Boulevard Saint-Germain, 75007 Paris

Tél. +33 (0)1 49 54 75 00

www.mal217.org

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