Fonds Marianne : comprendre la polémique qui pourrait bien se transformer en scandale d’État

Par Etienne Fauchaire
15 avril 2023 16:44 Mis à jour: 15 avril 2023 16:48

En réaction au meurtre de Samuel Paty par un islamiste, Marlène Schiappa, alors ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, annonçait le 20 avril 2021 la création d’un fonds Marianne doté de deux millions d’euros en vue de promouvoir les valeurs républicaines et lutter contre le séparatisme. Après de premières révélations par « l’Œil du 20 heures » de France 2 à propos d’une gestion opaque et troublante de cet argent, une enquête de Médiapart vient maintenant dévoiler que ces fonds, bien loin de lutter contre l’islamisme, auraient été « détournés pour attaquer des opposants » politiques à Emmanuel Macron. D’ores et déjà, le RN, la Nupes et la famille de Samuel Paty réclament l’ouverture d’enquêtes judiciaires et parlementaires. Un scandale d’État ?

Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie dans un collège de Conflans Sainte-Honorine (Yvelines), après avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet, était décapité par un islamiste. Quelques mois après cet attentat, Marlène Schiappa, alors ministre déléguée chargée de la Citoyenneté auprès du ministre de l’Intérieur, annonce sur le plateau de BFM TV le 20 avril 2021 le lancement d’un fonds destiné au financement d’associations pour combattre le cyberdjihadisme sur Internet : « Je lance un fonds qui s’appellera le fonds Marianne. Avec 2,5 millions d’euros, on peut faire beaucoup de choses pour défendre les valeurs de la République ».

17 associations ont été sélectionnées et se sont vues verser la somme de 2,02 millions d’euros (sur les 2,5 prévus). Parmi elles, « Reconstruire le commun », une structure fraichement créée et sans activité connue lors de sa candidature à l’appel de projets lancé il y a deux ans par le préfet Christian Gravel, nommé par Marlène Schiappa à la tête du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), chargé de la sélection. D’après les informations livrées mercredi par Mediapart, celle-ci a perçu 330.000 euros du Fonds Marianne et diffusait des contenus contre les opposants politiques d’Emmanuel Macron.

Une association tout juste fondée accusée d’être la caisse de résonance de LREM

Les statuts de l’association ont été enregistrés le 29 octobre 2020, treize jours après l’assassinat de Samuel Paty, et déposés en préfecture le 14 février 2021, deux mois avant le lancement de l’appel à candidatures pour le fonds Marianne. À cette date, son site internet « www.comme-un.fr » n’était même pas encore actif.

Le projet qu’elle présente : « Déployer un discours républicain adapté aux codes et référents culturels des 18-25 ans sur les réseaux sociaux et sur le Web sous forme de vidéos, visuels, mèmes, interviews, reportages, documentaires et événements ». De quoi susciter les interrogations de Mediapart : « Quelles garanties a offertes cette toute jeune association pour capter plus de 300.000 euros d’argent public, alors que 47 projets concurrents avaient été présélectionnés (et seulement 17 retenus) ? »

Sollicité par le média, le cabinet de Marlène Schiappa balaye le sujet en soulignant que « la ministre n’a pas fait partie du comité de sélection et n’y est pas intervenue ». De son côté, Christian Gravel fait valoir que le projet présenté par « Reconstruire le commun », dont il loue « l’intelligence », était « convaincant et parfaitement structuré ». Et d’ajouter : « Nous avons donc considéré que l’on pouvait miser sur cette association ».

Plus intrigant, « Reconstruire le commun » avait touché une subvention directe de 29.250 euros du CIPDR dès 2020, année durant laquelle la structure n’exerçait pourtant aucune activité. « Après plusieurs échanges et rendez-vous avec la présidente, le CIPDR a versé une première subvention, en fin d’année 2020, pour accompagner le lancement de cette association, « étant donné l’intelligence du projet en termes d’actions sur la toile », justifie Christian Gravel à Mediapart. Le journal de pointer du doigt : « En tout état de cause, « Reconstruire le commun » aura donc touché, au total, la bagatelle de 359.250 euros juste après sa création sur la seule base de « l’intelligence » prêtée à son action à venir. »

De janvier à août 2022, l’association a diffusé 57 vidéos sur sa chaîne YouTube, baptisée « Comme Un », à destination des jeunes. La teneur du discours dans ces contenus interroge. Décortiquées par Mediapart, ces vidéos traduisent de leur avis « un parti pris évident, sans contradiction », un contenu qui « décline les obsessions d’une partie de la majorité présidentielle ». Certains d’entre eux chargent également « avec virulence » des adversaires politiques d’Emmanuel Macron. Son parti LREM est ainsi présenté comme l’incarnation du camp « de la raison », tandis que ses opposants, la Nupes et le RN, appartiennent aux « extrêmes ». Un problème d’autant plus prononcé que ces vidéos ont été mises en ligne en pleine séquence électorale présidentielle-législatives. Or, comme le rappelle Mediapart, utiliser des moyens publics pour influencer le résultat d’un scrutin est interdit. Depuis l’été 2022, « Reconstruire le commun » est à l’arrêt. En conséquence, l’organisme aura été actif uniquement dans les campagnes électorales de 2022…

Pourtant, dans le cahier des charges pour prétendre au fonds Marianne, le CIPDR soulignait à l’époque qu’il accorderait une « attention particulière » à la « pérennité de l’action » des associations candidates, en privilégiant celles réunissant des « cofinancements » et s’inscrivant dans la durée. « Le projet est actuellement en pause pour des raisons professionnelles et personnelles », se défend sa présidente Ahlam Menouni.

Ces révélations interviennent après une première enquête accablante du journal Marianne, en partenariat avec « L’Œil du 20 heures » de France 2.

Comment ont été investis les fonds de l’USEPPM ?

Parmi les autres associations sélectionnées, dont le statut n’est pas véritablement en phase avec la lutte contre le séparatisme, les deux journaux s’étaient penchés sur le cas de l’USEPPM ou Union des Sociétés d’éducation physique et de préparation au service militaire, créée au 19e siècle. Un nom difficile à obtenir, puisque Christian Gravel refusait de communiquer à France 2 et Marianne la liste des lauréats suite à l’appel de projets lancé par le CIPDR…

Dotée de la plus importante subvention (355.000 euros), l’association s’engage dans sa convention d’attribution « à déployer un contenu multimédia, un message positif de réenchantement des valeurs de la République et un autre en déconstruction des attaques violentes subies par la République. »

Présidée par Cyril Karunagaran, un entrepreneur, l’USEPPM s’appuie sur Mohamed Sifaoui, un expert reconnu des questions de radicalisation et également administrateur de l’association. Le patron du CIPDR connaît bien l’organisme avant de solliciter ses services par le biais du Fonds Marianne  – ce qu’il niera dans un premier temps en interview ( « On ne la connaissait pas ») avant de l’admettre, rapporte France info.

Le bilan de la production de la structure interroge : un compte YouTube totalisant 13 vidéos dont la majorité frôle à peine les 50 vues, et un compte Instagram comptabilisant 138 abonnés. Interrogé par France info, Mohamed Sifaoui assure que les fonds ont bel et bien rémunéré une dizaine de collaborateurs. Mais après consultation des relevés bancaires de l’association, le média a constaté que seulement deux salariés ont été recrutés et rémunérés. En revanche, Cyril Karunagaran et Mohamed Sifaoui ont perçu respectivement un peu moins de 3100 euros net pour le premier et entre 3280 et 3500 euros net mensuels pour le second, parfois deux à trois fois… dans le même mois.

Des rétributions pourtant contraires aux statuts de l’association, qui stipulent que « les membres de l’Union ne peuvent recevoir aucune rétribution à raison des fonctions qui leur sont confiées ». Contactés par France info sur cette question précise, les intéressés n’ont pas répondu.

Suite aux conclusions de l’enquête, Christian Gravel l’assure : « Oui, nous sommes en train d’affecter un contrôleur afin d’étudier si oui ou non les fonds publics ont bien été utilisés. Dans tous les sens du terme. Pourquoi seulement maintenant ? On effectue toujours un contrôle a posteriori. Oui, nous avons réclamé les pièces comptables de l’association. Elles sont en train d’arriver. » France info s’interroge : « Cette procédure de vérification est-elle normale, alors que la mission de l’USEPPM s’achevait officiellement le 28 février 2022, il y a plus d’un an ? Notre enquête expliquerait-elle la diligence des contrôles ? »

Qui a sélectionné et validé le choix des dix-sept associations subventionnées ?

Dans un communiqué diffusé le 7 avril, Marlène Schiappa précise que les dix-sept structures bénéficiaires du fonds « ont été retenues par un comité de sélection, dont le choix s’est fait via l’administration à la manœuvre dans le respect de toutes les procédures » et qu’il serait donc erroné d’affirmer « qu’il s’agissait d’une décision ad hominem de Marlène Schiappa ».

Dans un entretien en juin 2022 conduit par Marianne, si elle déclarait, certes, ne pas avoir « procédé à la sélection » elle-même, elle ajoutait pourtant dans la foulée : « C’est l’administration qui a épluché les dossiers et proposé des ventilations que mon cabinet et moi avons évidemment validées. »

En outre, dans un mail en date du 30 mars, Christian Gravel indique que « le comité de sélection des associations lauréates, auquel [il participait] était collégial. Il était composé de plusieurs membres incluant, notamment, le cabinet de la ministre déléguée de l’époque. » Sur cette base, on peut donc en déduire que Marlène Schiappa était représentée dès le processus de sélection, souligne Marianne.

Selon CheckNews de Libération, parmi les autres associations sélectionnées par le CIPDR figurent la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), mais aussi l’organisme controversé Conspiracy Watch.

Le RN, la Nupes et la famille de Samuel Paty réclament une enquête

À la suite des révélations sur l’utilisation des subventions allouées à ce fonds contre le séparatisme, les députés du Rassemblement national ont demandé la création d’une commission d’enquête parlementaire. « Ces accusations sont gravissimes et interrogent sur le rôle de Marlène Schiappa dans cette affaire alors que celle-ci affirmait en juin 2022 avoir validé personnellement, avec son cabinet, le choix des bénéficiaires et la ventilation des subventions », a estimé jeudi le groupe RN dans un communiqué. Les députés du parti ont alors demandé « la création d’une commission d’enquête parlementaire » sur la gestion du fonds. Un vote de l’Assemblée sera nécessaire pour qu’elle soit lancée.

Idem du côté de la Nupes, au sein de laquelle, à l’instar du député David Guiraud, on n’hésite pas à qualifier cette polémique de « scandale d’État ». « Les faits relatés, s’ils sont avérés, sont d’une extrême gravité car susceptibles de caractériser l’infraction pénale de détournement de fonds publics mais également d’autres délits », écrit Anne Hidalgo, maire socialiste de Paris, dans une lettre envoyée jeudi à Matignon. Pour la cheffe de file des députés LFI Mathilde Panot, « les faits sont graves et interrogent la responsabilité de Marlène Schiappa dans la création, l’utilisation et le contrôle de ces fonds publics ». Les deux figures politiques de gauche ont annoncé saisir la procureure de la République.

Par ailleurs, le président du groupe écologiste du Sénat souhaite que le Sénat auditionne la secrétaire d’État « sur l’utilisation et l’attribution de ces fonds publics » à l’unisson avec le groupe PS du Sénat, qui souhaite aussi la création d’une commission d’enquête.

Enfin, la famille de Samuel Paty, par le biais de son avocate Me Virginie Le Roy, a également réclamé ce vendredi 14 avril l’ouverture d’enquêtes judiciaires et parlementaires sur l’utilisation du fonds Marianne. « Si les faits sont avérés, tout cela est un beau gâchis », a-t-elle réagi ce vendredi sur France info : « Utiliser l’argent destiné à lutter contre ce fléau c’est bafouer la mémoire de Samuel Paty ». Jugeant qu’il s’agit d’une « insulte à sa mémoire mais aussi à celle des victimes de terrorisme et leurs familles », Me Le Roy a dit souhaiter qu’une enquête judiciaire, ainsi qu’une enquête parlementaire, soient menées pour « faire la lumière sur des faits très graves ». « Ce sont des faits qui peuvent être qualifiés de détournement de fonds publics », a-t-elle martelé.

Dans le camp de Marlène Schiappa, aujourd’hui secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire, on assure que « parler de détournement d’objet ou de financement de campagne est faux et mensonger. »

Néanmoins, sous couvert d’anonymat, un ministre en vue du gouvernement confiait le 13 avril à Public Sénat que si les faits sont avérés, ce serait « potentiellement grave ».

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