Julien Aubert : « Les accords de libre-échange signés par la Commission avec le reste du monde tuent la plus-value initiale de l’Union européenne »

Par Etienne Fauchaire
9 février 2024 13:19 Mis à jour: 15 avril 2024 12:53

ENTRETIEN – Pendant plusieurs semaines, les agriculteurs français ont fait entendre leur voix à travers des manifestations éclatantes aux quatre coins du pays, dénonçant avec véhémence une avalanche de réglementations étouffantes et une concurrence déloyale exacerbée par les accords de libre-échange. Un responsable revient régulièrement dans leur discours : Bruxelles. Vice-président des Républicains et fondateur du mouvement Oser la France, Julien Aubert affirme qu’il existe en effet des « problèmes structurels au plan européen ».  L’ancien député du Vaucluse s’attèle à les décortiquer dans cet entretien et explique, en amont des prochaines élections européennes, la manière dont LR estime se différencier aussi bien du Rassemblement national que de Reconquête.

Epoch Times : Alors que le mouvement de contestation des agriculteurs battait son plein, vous avez publié une tribune dans Le Figaro dans laquelle vous appelez à une réforme de la politique agricole commune (PAC). Pouvez-vous nous expliquer en quoi sa refondation permettrait-elle, selon vous, de répondre au malaise du monde agricole ?

Julien Aubert : Le Figaro a choisi de centrer le titre de ma tribune sur la politique agricole commune, mais il existe en réalité trois problèmes structurels au plan européen, un triangle au sein duquel l’agriculteur se retrouve pris en étau. Tout d’abord, l’articulation entre une politique agricole axée sur la productivité et les impératifs environnementaux : l’agriculteur reçoit des subventions destinées, d’un côté, à encourager la production, et, de l’autre, à adopter des pratiques agroécologiques. Ensuite, les normes environnementales strictes de l’Union européenne qui interdisent l’utilisation de certains produits phytosanitaires jugés nocifs pour le consommateur, ce qui crée des disparités concurrentielles avec les pays extérieurs à l’Union, sans oublier que la France, en interdisant certains produits pourtant autorisés par nos voisins européens, place notre filière agricole dans une position encore plus désavantageuse. Enfin, la logique marchande poursuivie par l’Union européenne, qui, par sa volonté d’être une puissance exportatrice en matière agricole, expose nos agriculteurs à une concurrence féroce, rendant certains secteurs totalement non compétitifs. Ces trois facteurs nourrissent leur sentiment de frustration.

Dans une autre perspective, il est crucial de reconnaître les limites du libre-échange. Les théories classiques promouvant la mondialisation des échanges, enrichies au XXᵉ siècle par des modèles économétriques tels que le modèle Heckscher-Ohlin-Samuelson élaboré en 1941, ont négligé l’impact territorial du commerce international. Si une agriculture intensive en main-d’œuvre (les fruits et légumes, le petit élevage) peut coexister avec une agriculture intensive en capital (le céréalier), le libre-échange a favorisé la seconde au détriment de la première, provoquant des trous béants dans certains territoires, comme je l’explique dans une tribune donnée à l’Opinion.

Pour résoudre ces tensions, l’Union européenne doit réévaluer les objectifs de sa politique agricole commune. À mes yeux, la souveraineté alimentaire devrait être au cœur de cette réflexion, suivie ensuite par une articulation plus harmonieuse entre objectifs environnementaux et commerciaux.

Eric Ciotti estime nécessaire de « mettre fin aux accords de libre-échange qui menacent l’agriculture » et « supprimer les normes paralysantes ». Ce programme est-il réalisable dans le cadre européen ?

Tout d’abord, il convient de distinguer entre le marché européen interne, régi par des normes communes depuis l’Acte Unique de 1986, et le marché mondial, plus vaste. Dans le premier cas, la concurrence avec d’autres pays européens se joue sur des critères de compétitivité décisifs. Cependant, nous sommes confrontés au défi de l’application inégale des normes européennes, comme en témoigne l’exemple saisissant des conditions de production de la fraise en Espagne. Cultivée par des immigrées qui perçoivent un salaire compris entre 30 et 35 euros par jour, travaillent par 40 degrés à l’ombre avec 30 minutes de pause par jour, dorment dans des bidonvilles fabriqués avec du plastique, la fraise espagnole, de maigre qualité, est de facto deux à trois fois moins chère que la fraise française. A contrario, l’agriculteur en France se retrouve confronté à une fréquence de contrôles administratifs superfétatoires. Cette asymétrie en matière d’application des normes européennes pays par pays met en lumière la nécessité d’entamer une réflexion autour de leur mise en œuvre à l’échelle nationale, car l’exemple du cas espagnol que je viens de décrire participe de l’épuisement de nos agriculteurs.

Ensuite, nous devons aborder la question des accords de libre-échange entre l’UE et le reste du monde (Canada, Japon, Vietnam etc.). Cette dimension soulève des questions cruciales sur les choix de société que nous sommes prêts à faire. Sommes-nous disposés à sacrifier nos normes sociales et environnementales pour garantir un approvisionnement constant en produits exotiques ? Devons-nous accepter des importations produites avec des pratiques interdites chez nous ? Il pourrait être intéressant d’imaginer une approche basée sur la réciprocité et l’exigence de normes identiques, ainsi que la mise en place de mécanismes tels qu’une taxe carbone aux frontières pour corriger les déséquilibres environnementaux : il est par exemple anormal de retrouver dans nos supermarchés la viande française au même prix que la viande argentine, qui a pourtant voyagé sur des milliers de kilomètres sans que le coût d’émission de CO2 n’ait été facturé.

Parallèlement, il faut également évoquer la manière dont les négociations de ces accords de libre-échange sont menées par la Commission européenne, qui ne prend pas en compte les intérêts diversifiés des États membres, sacrifiant certains secteurs au nom d’un accord global. Par exemple, le Mercosur favorise les intérêts industriels allemands au détriment des intérêts agricoles français. C’est pourquoi j’estime qu’il serait utile de geler ces accords de libre-échange le temps de réaliser une étude d’impact. Par ailleurs, je note que ces traités commerciaux tuent la plus-value initiale de l’Union européenne, censée fonctionner selon l’idée que les pays européens partagent plus de choses en commun qu’avec le reste du monde. Si demain il n’y a pas plus de barrières douanières entre la France et l’Allemagne qu’entre la France et l’Argentine, à quoi sert l’UE ?

Les élections européennes auront lieu en juin prochain. De quelle façon votre parti se différenciera-t-il des projets portés par le Rassemblement national et Reconquête ?

Notre parti élabore actuellement un projet sous la direction de François-Xavier Bellamy et de la direction des études du siège. Notre position se distingue par sa singularité, incarnant une alternative aux visions progressistes promues par Renew au niveau européen, qu’il s’agisse de favoriser toujours plus le libre-échange, la fédéralisation et la technocratisation de l’Union européenne, ou encore un renforcement des pouvoirs de la Commission.

Pourquoi voter pour les Républicains ? Voter pour nous, c’est exprimer une volonté de changer radicalement la trajectoire actuelle de l’Union européenne. Nous ne lui sommes pas hostiles en tant qu’entité, mais nous rejetons fermement l’orientation qu’elle a prise. Contrairement à Reconquête ou au Rassemblement national, nous sommes membres du Parti Populaire Européen (PPE), un pilier fondamental du Parlement. Pour parvenir à un changement significatif, nous croyons en l’impact de notre engagement au sein de ce groupe politique. Avoir 35 députés français en son sein permettrait d’initier une réorientation des décisions de la Commission. À l’inverse, la présence de 35 députés RN ou Reconquête constituerait une minorité d’opposition au Parlement qui compliquerait peut-être l’adoption de certains textes, sans toutefois impacter structurellement les décisions de l’UE.

Vous n’adhérez donc pas à l’idée selon laquelle le Rassemblement national et Reconquête seraient en mesure, en cas de victoire électorale, de pouvoir renverser la majorité au Parlement et ainsi influer sur les grandes orientations de la politique européenne ?

Non. En outre, la recherche d’alliés européens par Marine Le Pen et Éric Zemmour soulève des questions sur la nature de leurs projets. Il est difficile de concevoir comment Marine Le Pen, malgré ses efforts pour dédiaboliser le RN et sa volonté de s’institutionnaliser, pourrait trouver des points communs avec l’AfD, parti impliqué dans des rencontres avec des acteurs quasiment néonazis dans le cadre d’un plan de remigration. Une alliance entre partis ne garantit pas la présence d’une vision politique commune pour l’Europe.

Quand bien même ces partis parviendraient à former un groupe parlementaire de 200 députés, il serait nécessaire de clarifier leur programme politique commun, puisqu’en France, le programme européen du RN diffère de celui de Reconquête. À cela il faut ajouter que ces partis peinent à trouver des alliés en Europe partageant leurs idées et leur vision.

Un aspect intéressant à souligner est le cas du seul député de Reconquête au Parlement européen, qui a rejoint le parti de Giorgia Meloni en Italie. On aurait imaginé cette dernière plus proche de Marine Le Pen.

En prenant ses fonctions à l’automne 2022, la présidente du conseil italien, Giorgia Meloni, avait promis d’endiguer les flux migratoires. En raison d’une immigration en hausse de 50% en 2023 par rapport à l’année précédente, on constate qu’elle a échoué à honorer cette promesse au cœur de sa campagne électorale. D’aucuns attribuent cet échec à une impossibilité de pouvoir efficacement contre l’immigration à cause des règles imposées par le droit européen. Les élections européennes pourraient-elles, selon vous, renverser la vapeur sur le plan migratoire en cas de victoire des partis de droite sur le continent ?

Le mouvement que je préside, Oser la France, a publié en novembre dernier un livret bleu pour une confédération d’États européens souverains. Disponible sur notre site en téléchargement gratuit, fruit d’une année de réflexion intensive, il offre une analyse approfondie de l’Europe, avec une vision ni favorable au Frexit ni encline au fédéralisme, sur laquelle se basent mes propos.

La trajectoire de Meloni, élue sur des idées similaires à celles d’Eric Zemmour, a été effectivement un échec. De “vous allez voir ce que vous allez voir : on va réduire massivement l’immigration“, elle se retrouve désormais à trottiner derrière Ursula von der Leyen. Si je ne remets pas en cause sa bonne volonté, on voit derrière son arrivée au pouvoir que le traitement de la question migratoire est bel et bien un sujet plus complexe que ne le laissent penser les caricatures habituelles à ce type de débat.

Changer l’Union européenne n’aura strictement aucun impact sur la pression migratoire, phénomène qui nous échappe en grande partie puisqu’il se rapproche avant tout d’un différentiel atmosphérique. D’un côté, le continent européen, riche et vieillissant. De l’autre, le continent africain, pauvre et de plus en plus peuplé. Ses habitants, qui ont accès à la radio et à la télévision, comprennent bien le mode de vie dont ils pourraient bénéficier en émigrant sur le Vieux continent.

Ensuite, il faut reconnaître que les frontières ne sont jamais imperméables, même dans des contextes historiques extrêmes. Du temps de l’Allemagne nazie, lorsque la France était partagée par la ligne de démarcation entre la zone libre et la zone occupée, des résistants parvenaient tout de même à la franchir. Le régime au pouvoir était pourtant une dictature animée par une logique d’efficacité et ne s’embarrassant pas du respect des droits de l’homme. De ce point de vue-là, le discours prônant une immigration zéro est caricatural.

S’agissant de la réponse à apporter à la problématique migratoire, celle-ci doit d’abord se réfléchir à l’échelon national. Il est inadmissible que des règles européennes puissent venir empêcher des peuples souverains de fixer eux-mêmes les limites à l’accueil d’étrangers dans leur nation. C’est donc un débat juridique, qui porte sur l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la hiérarchie des normes. Si un Parlement national prend des décisions au nom du peuple qu’il représente, aucune structure ne doit pouvoir venir les entraver, au risque d’aller vers des troubles de plus en plus importants dans les sociétés européennes.

Toutefois, mon analyse diffère de celle portée par certains antieuropéens : croire que les solutions nationales suffisent à résoudre le problème de l’immigration massive est à mon sens une erreur compte tenu de l’ampleur du péril auquel nous sommes collectivement confrontés. Toutes les bonnes volontés en Europe sont à prendre. La France peut déployer sa Marine nationale pour arraisonner les navires, certes, mais Frontex pourrait se révéler un instrument utile.

S’agissant du problème de Schengen et de la libre circulation, il y a là un sujet sur lequel il faut trancher. Il est satisfaisant pour tout un chacun de pouvoir se rendre en Italie sans passeport et sans montrer de pièce d’identité. Cependant, ce qui est valable pour le touriste l’est aussi pour le migrant. Aussi, je pense qu’il faut œuvrer en faveur d’un rétablissement des frontières nationales, en sachant que supprimer Schengen ne revient pas à abolir le marché intérieur, c’est-à-dire la libre circulation des travailleurs, garantie par les quatre libertés inscrites dans l’Acte unique.

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