Opinion
La cité de Dieu et des hommes
Depuis de nombreuses années, j’entends des personnes me dire qu’elles ont grandi dans la religion, mais qu’elles ne croient plus aujourd’hui ni en la religion organisée, ni même en Dieu. Elles affirment qu’il n’existe pas de Dieu, comme si quiconque pouvait en être certain.

Parmi ses nombreux écrits, Augustin d'Hippone (354-430) rédigea La Cité de Dieu (De Civitate Dei).
Photo: Hulton Archive/Getty Images
Commentaire
Cette opinion ne me trouble pas particulièrement. La plupart des esprits réfléchis, à un moment ou un autre de leur vie, envisagent la possibilité de ne pas croire en Dieu. Les croyants les plus fervents que je connaisse ont, pour la plupart, été un jour des non-croyants.
D’une certaine manière, les opinions que l’on peut avoir sur ce sujet importent peu dans le grand ordre des choses. Ce n’est pas comme si la croyance ou l’incroyance d’une personne pouvait influencer la décision de Dieu d’exister ou non.
Il est probable que Dieu considère l’athéisme comme regrettable, mais les convictions personnelles de quiconque ne le pousseront pas à rassembler ses affaires pour aller créer et habiter un autre univers.
C’est pourquoi l’athéisme m’a toujours semblé n’être guère plus qu’une prétention intellectuelle. C’est en réalité le comble de l’arrogance : « J’ai examiné la question avec beaucoup d’attention et j’ai conclu, grâce à mon cerveau extraordinairement puissant, rempli d’un savoir infini, qu’il n’existe aucune puissance supérieure. »
Toutes mes félicitations, mon ami, je dirais.
Quelles que soient les croyances personnelles de chacun, la tradition religieuse façonne profondément la société, et ce à tous les niveaux imaginables. Cela a toujours été le cas, et cela le restera.
Même si l’on ne croit pas, même si cela dérange, cette influence mérite malgré tout respect et compréhension.
Il suffit d’observer le calendrier que nous utilisons : il repose entièrement sur le principe de l’Incarnation, tel qu’il est compris dans la tradition chrétienne. Je ne vois pas les athées adopter une autre méthode pour dater leurs courriels, à moins d’avoir perdu la raison.
Et ce n’est qu’un début. Le pouvoir de la foi dépasse largement ce cadre : il imprègne notre vision du monde, façonnée par la tradition religieuse occidentale.
Ainsi, nous avons tendance à croire que le chef du gouvernement n’est pas Dieu. Cette idée découle d’une longue tradition, issue notamment du passage de l’Évangile où Jésus, interrogé sur le paiement de l’impôt, observe une pièce à l’effigie de César et déclare qu’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
Nous lisons cela aujourd’hui sans y prêter grande attention, en supposant que cette séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel va de soi. En réalité, cette conception fut une contribution unique du christianisme. Elle n’existait ni dans l’Égypte ancienne, ni dans l’Empire romain.
Le commentaire de Jésus a forgé une nouvelle conception du gouvernement et de la loyauté humaine, établissant fermement la primauté du transcendant dans ce qui lie la conscience humaine. Il s’agissait là d’un changement considérable.
Dans l’ancienne foi romaine, l’au-delà était peuplé des dirigeants terrestres morts, qui accédaient ensuite à l’omnipotence et à l’omniscience dans l’autre monde. Pour cette raison, ils devaient être traités comme des dieux sur terre. Le propos de Jésus a donc dû paraître, dans la perspective romaine, une hérésie profondément dangereuse : cet homme osait tracer une distinction nette entre la cité de Dieu et la cité des hommes.
La vision chrétienne sur une multitude de sujets s’est développée au fil des siècles suivants. Elle a façonné le caractère de ce que l’on allait appeler l’Occident. Toutefois, ce terme ne doit pas être pris au sens strictement géographique. La « vision occidentale » peut s’imposer partout où l’on adhère à certains postulats fondamentaux, condensés sous une forme religieuse dans la foi chrétienne – que l’on embrasse cette religion ou non.
Après tout, l’« Orient » possède lui aussi une vaste et ancienne tradition chrétienne.
Je n’ai jamais ressenti de plus grand choc au cours de mes études qu’en lisant le chef-d’œuvre de saint Augustin, La Cité de Dieu (De Civitate Dei), rédigé au Ve siècle. L’objectif central de l’ouvrage était de proposer une lecture chrétienne de l’histoire, en contraste avec les foi païennes, les innombrables cultes étranges et les hérésies gnostiques qui pullulaient alors.
Saint Augustin éprouvait une passion immense pour ce sujet, car il avait lui-même été manichéen, c’est-à-dire disciple du prophète Mani, qui concevait le monde selon un dualisme absolu : celui de la lumière et des ténèbres, du physique contre le spirituel. Le livre offre une critique profonde de cette doctrine, abordant notamment la légitimité de l’homme à cultiver la terre et à se nourrir d’animaux (oui, c’était bien une question, et elle se pose encore aujourd’hui).
Au cœur de sa réflexion se trouve le mystère de l’Incarnation. Dieu s’est fait homme, consacrant ainsi la réalité matérielle comme n’étant pas intrinsèquement mauvaise – et ne constituant donc pas quelque chose dont tout le monde devait chercher à s’échapper à jamais. Le monde peut être racheté (Jésus en a donné la preuve), mais jamais perfectionné : cette perfection appartient au royaume des cieux.
L’ouvrage de saint Augustin propose un autre type de dualisme : celui de la cité de Dieu et de la cité des hommes. Autrement dit, il s’attache à distinguer le temps de l’éternité, le premier relevant d’une conception linéaire, le second englobant et absorbant tout le temps. La cité des hommes est le monde terrestre, marqué par les péchés de vanité, d’orgueil et de manque de charité. La cité de Dieu, elle, se situe ailleurs, dans un royaume d’amour parfait et de béatitude éternelle.
Pour saint Augustin, il s’agit d’une erreur grave que de confondre les deux cités, soit en niant l’existence d’un royaume transcendant, soit en croyant que la perfection peut être atteinte dans le temps, en couronnant un dieu pour régner sur la terre. Jésus, rappelons-le, fut largement considéré comme destiné à devenir roi ; en réalité, il est venu et il est mort avec pour seul destin celui d’être le « rex caelestis », le Roi des cieux.
Ainsi, lorsque les chrétiens affirment que « le Christ est Roi », c’est en ce sens qu’ils l’entendent : non pas dans le but d’établir une théocratie, mais parce que leur fidélité première va au royaume des cieux, et non à un pouvoir terrestre. C’est là une simple profession de foi chrétienne, qui fonde en grande partie la structure de pensée de toute la civilisation occidentale – laquelle, encore une fois, ne se réduit pas à une notion géographique.
Je ne sais pas quel effet ce livre produira sur d’autres lecteurs, mais pour ma part, le texte m’a profondément bouleversé. Non qu’il exprimât quelque chose que je n’avais jamais cru, fût-ce de manière implicite, mais parce que saint Augustin a su formuler avec une beauté et une rigueur saisissantes ce que je tenais pour évident sans jamais l’avoir exprimé ainsi.
La révélation de ce livre, c’est que cette dualité essentielle entre le temps et l’éternité n’est pas universellement inscrite dans l’esprit humain, mais qu’elle constitue une vision du monde spécifique, née d’une conviction théologique. Elle a dû être pensée, puis transmise.
Cette prise de conscience fut, pour moi, la partie la plus saisissante.
Je soupçonne que la plupart des gens, aujourd’hui, ne mesurent pas à quel point ils croient encore à bien des aspects du christianisme, ni combien le monde dans lequel nous vivons a été modelé par les idées et les convictions que saint Augustin s’est efforcé, avec tant de rigueur, d’exposer et de défendre contre les autres courants de pensée de son époque.
C’est pourquoi j’irais jusqu’à dire que ce livre constitue un texte fondateur de la civilisation telle que nous la connaissons. Même s’il est peu lu, voire plus du tout aujourd’hui, il continue de façonner notre société, ou du moins notre conception de ce qu’elle devrait être.
Il n’est pas aisé de se défaire des représentations théistes de la forme et de la structure de l’univers. Nous les apprenons probablement dès l’enfance, et nous les absorbons à travers la culture. Elles forment l’infrastructure psychologique et philosophique de nos existences, même si nous n’en avons pas toujours conscience.
C’est pour cette raison que je n’ai jamais pu prendre l’athéisme rationaliste tout à fait au sérieux. Il s’agit, selon moi, d’une croyance de confort, propre aux intellectuels qui évoluent déjà au sein d’un ordre social rendu possible par les convictions mêmes qu’ils rejettent. L’athéisme qu’ils professent aujourd’hui n’existe que grâce au socle de savoir et de pensée qui leur a permis d’atteindre cette posture.
L’athéisme me paraît n’être guère plus qu’une expression d’ingratitude, le reflet d’une surestimation démesurée du pouvoir de l’esprit individuel.
Je le comprends : tout le monde n’a pas reçu le don de la foi, et cela n’a rien de condamnable. Mais tout esprit éclairé devrait au moins reconnaître la dette immense que nous avons envers ceux qui croient, pour l’héritage spirituel et moral qu’ils ont légué à l’expérience humaine. Nous devrions tous avoir l’humilité de reconnaître le don que les Pères de l’Église nous ont transmis.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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