Le soin au cœur de la République

30 mars 2016 08:00 Mis à jour: 29 mars 2016 15:59

Rencontre avec Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale et directeur de l’espace de réflexion éthique de la région Île-de-France

Après les attentats parisiens, vous avez lancé une initiative « valeurs de la République » pour sensibiliser autour du soin et des valeurs de l’accompagnement. Avez-vous eu de bons retours ?

Après les attentats, nous avons entendu parler de justice, de défense, de sécurité, mais personne n’a évoqué le soin. Nous, nous sommes au cœur de cela. La sollicitude, la vulnérabilité, l’attention à la personne dans la maladie, ce sont aussi des valeurs. La sécurité d’une société, c’est aussi de savoir, que lorsque l’on a mal, des gens peuvent nous soutenir.

Une réalité un peu oubliée… les soins, ce ne sont pas uniquement l’infirmier ou le médico-social, ce sont aussi le magistrat, le professeur des écoles. Eux aussi exercent une certaine sollicitude. Nous nous adressons à tous les professionnels, à tous ceux qui participent à la vie de la République. Cela marche bien et prend forme.

Dans un premier temps, après y avoir réfléchi pendant plusieurs mois, nous avons développé notre démarche dans notre champ plus familier, le soin et le médico-social, puis tout ce qui a lieu au domicile et à l’hôpital. Une fois par mois dans la mairie du IVe arrondissement, nous organisons un forum, nous repérons les questions de fond, rendons public, problématisons, tenons un suivi. Nous envisageons un forum national en janvier-février prochain et nous créons une dynamique autour de cela. Vers avril-mai, des partenaires s’associeront à notre démarche.

Les débats se poursuivent sur la sédation profonde et continue, qui est maintenant inscrite dans la loi. Quel est votre sentiment ?

La mort, c’est une affaire intime. A-t-on besoin de légiférer dans ce domaine ? Depuis 1970 avec la réanimation médicale, nous avons médicalisé la fin de vie, c’est donc plus une décision médicale qui fait que l’on arrête un traitement à un moment donné. Chacun idéalise une certaine mort… c’est un peu un élément de langage de dire : « Regardez, c’est extraordinaire, vous allez mourir endormi dans une sédation profonde ».

Quand une personne souffrait et qu’on l’endormait, c’était fait de manière proportionnée et réversible, alors que là, c’est irréversible. Personne ne sait ce qui se passe dans la tête de la personne lors d’une sédation profonde et continue. Si nous ne réfléchissons pas concrètement à la mise en place de cette loi, cela deviendra une unité de soins sédatifs, c’est-à-dire que les gens deviendront « des dormants », comme cela a pu être dit.

En terme de vulnérabilité, je ne suis pas certain que cette loi nous renforce. Je ne suis pas certain qu’une personne atteinte d’une maladie incurable demande a être mise en sédation, ou si elle demande à vivre en société le plus longtemps possible, à être respectée, à avoir un environnement favorable… Je pense que nous avons complètement déplacé les questions en voulant médicaliser la fin de vie. Je dirais que le vrai défi pour les années à venir, c’est la resocialisation de la fin de vie.

Titulaire d’un doctorat en éthique médicale, Emmanuel Hirsch a rejoint France Culture de 1983 à 1998. Il a été rédacteur en chef de l’émission Sidamag animée par Pascal Sanchez, puis de Vivre avec, émissions hebdomadaires de France 3, avant de se voir confier la responsabilité de créer une première structure d’éthique en 1995 au sein de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. En 2010, il prend la tête de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA) et ouvrira le champ de ce projet aux maladies neurologiques dégénératives.(WIKIMEDIA/DAMIEN.BLUMENFELD)
Titulaire d’un doctorat en éthique médicale, Emmanuel Hirsch a rejoint France Culture de 1983 à 1998. Il a été rédacteur en chef de l’émission Sidamag animée par Pascal Sanchez, puis de Vivre avec, émissions hebdomadaires de France 3, avant de se voir confier la responsabilité de créer une première structure d’éthique en 1995 au sein de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. En 2010, il prend la tête de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA) et ouvrira le champ de ce projet aux maladies neurologiques dégénératives.(WIKIMEDIA/DAMIEN.BLUMENFELD)

Qu’est-ce que cette loi révèle selon vous ?

Nous allons être confrontés au vieillissement des populations et aux maladies chroniques. Nous évoluons sur des territoires finalement très inédits : la longévité et la chronicité, nous n’avons jamais connu cela. Par exemple, avant, les personnes atteintes du cancer mouraient rapidement, c’était assez dramatique. Maintenant, avec les techniques du soin, cela va se prolonger. Comment va-t-on faire avec, comment se mobilise-t-on socialement en tant qu’être humain, quelles solidarités y a-t-il ? puis il y a les enjeux économiques, parce que cela a un coût : pour une maladie chronique, le prix du traitement s’étend de 100 à 200 000 euros par an. Il faut prendre tous ces éléments en compte.

Le débat est intéressant mais la conclusion est totalement insatisfaisante. J’espère que l’on posera les vraies questions dans le cadre de la prochaine campagne électorale. Il s’agira par exemple de se demander, quand une personne est lourdement handicapée, de quelle manière la société et ses proches l’accompagnent.

La vraie question est : « Ma mort est-elle une affaire publique ? » Est-ce un problème médical ? C’est un problème de fond. Je respecte la position des gens. En ce qui concerne la fin de vie et la sédation profonde, le plus important est, jusqu’au dernier instant, de donner le sentiment à la personne qu’on ne l’abandonnera pas.

Vous êtes professeur d’éthique, comment l’enseignez-vous ? Faut-il sensibiliser sur cette discipline ?

Aujourd’hui, chaque année, nous formons environ 150 professionnels, soit en DU, soit en master. 13 font un doctorat chez nous. Notre éthique relève à la fois des concepts, des fondamentaux, mais aussi des pratiques.

La vraie question, selon moi, est de solliciter les gens qui ont une valeur de témoignage dans leur investissement professionnel et leur investissement dans la cité.

Montrer ce qui se fait concrètement, c’est pratiquer l’éthique appliquée. Pour moi, l’éthique ce n’est pas expliquer ce qu’est Kant, c’est se demander par exemple ce qu’est l’autonomie d’une personne, ce qu’est la responsabilité d’un chef d’entreprise et les dilemmes auxquels il est confronté… Les questions d’éthique sont surtout des questions de dilemmes. Il est important d’arriver à formuler les questionnements et sélectionner quels types de critères publier, par exemple, ce que nous faisons des valeurs de la République… Ce sont des valeurs que nous partageons, nous allons donc les identifier… Dès lors que nous les identifions, si nous prenons une décision, elle doit être en accord avec ces valeurs.

En tant que professeur des universités, je demeure très éloigné des théoriciens. Nous sommes des « conséquentialistes » : si nous prenons une décision, il faut alors analyser les conséquences, voir si une autre décision est préférable…

Quand vous êtes face à une personne malade qui a besoin d’un traitement expérimental, alors que, d’un point de vue éthique et juridique, c’est interdit parce qu’il n’y a pas les bonnes pratiques, les bonnes règles, la réponse n’est pas une réponse de tête, mais une réponse qui vient du cœur, de l’humain… Selon moi, l’éthique doit renvoyer aux valeurs d’humanité et de démocratie.

Il y a deux grands principes : il n’y a pas de bonne conduite sans bonnes pratiques. Les bons praticiens disposent de règles de bonne pratique de déontologie. Le deuxième grand principe est le suivant : plus une personne est vulnérable, plus nous avons d’obligations à son égard. Sur ce dernier point, je souhaiterais que les soignants prennent du plaisir à faire leur travail, qu’ils soient aussi reconnus. Là aussi, il faut y mettre de l’éthique. Si vous voulez que cette infirmière s’occupe bien d’une personne, qu’elle ne la maltraite pas, il ne faut déjà pas la maltraiter… Ce sont là de vraies questions. Il existe, sur le terrain, des indicateurs de maltraitance, il faut comprendre la racine de la question. Pour être bien-traitant, il faut être bien traité.

Concernant le sujet du programme de transplantations français, vous avez critiqué la « nationalisation des corps »…

La question de « nationalisation des corps » a été posée dès 1976 lors de la première loi Caillavet sur les prélèvements d’organes. Certains ont dit : « Il faut nationaliser les corps ». Il y avait ce que l’on appelle le consentement présumé, et ce qui, du point de vue éthique, n’existe pas, à savoir le consentement express.

En 1978, une liste de refus a été mise en place : toute personne qui ne refusait pas était considérée comme acceptante. Seulement, sur le terrain, des professionnels, des réanimateurs… ne pouvaient pas agir moralement sans l’avis de la famille. Or, souvent, la famille elle-même n’en avait pas discuté à l’époque. Cela n’a l’air de rien, mais c’est aussi très indécent, très intrusif.

L’Agence de la biomédecine, lors de sa création en 2004, a préconisé de communiquer en faveur du prélèvement d’organes. Entretemps, face à l’ambiguïté existante, les députés PS Jean-Louis Touraine et Michèle Delaunay ont posé un amendement subreptice affirmant que si une personne n’est pas inscrite sur le registre du refus, c’est qu’elle accepte les prélèvements.

Aujourd’hui, effectivement, l’article de loi est passé alors que tous les réanimateurs concernés sur le terrain étaient vent debout contre cet amendement. De ce changement, ils disent aujourd’hui : « C’est hors de question, on ne va pas changer, ni trahir la confiance des familles. »

Agir à l’insu des familles, ce n’est pas éthique. L’éthique, c’est la transparence, la loyauté. À Amiens, sous le ministère Kouchner, il y a eu une affaire de prélèvement des yeux d’un patient sans en consulter la famille…

Pendant des années, il y a alors eu un manque d’adhésion des familles à la proposition de prélever des organes, parce que la suspicion était présente. Dans le domaine médical, on sait très bien qu’aujourd’hui, il existe de nouvelles techniques en réanimation, notamment celles dénommées Maastricht 3, permettant de stopper un traitement en vue d’un prélèvement d’organes. Là encore, se pose la question de la suspicion : arrête-t-on le traitement pour prélever les organes ou arrête-t-on le traitement parce que finalement il n’y avait pas à aller plus loin ? Donc, s’il n’y a pas de clarté, de netteté, si l’intérêt de la personne est considéré comme secondaire par rapport à l’intérêt de faire du chiffre en greffe, on ruine tout ce qui s’est construit de rigoureux.

 

Agenda

Forum : La loyauté implique-t-elle la transparence ?

Dans le cadre de l’initiative Valeurs de la République du soin et de l’accompagnement, un forum sera organisé le 13 avril 2016, de 18h30 à 20h30, à la Mairie du IVe arrondissement de Paris, 2 place Baudoyer. Des intervenants de la santé témoigneront sur la cohabitation de deux valeurs fortes, parfois opposées en définition : loyauté et transparence.

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