Brahms et Tchaïkovski : des titans en tension

Même s'ils sont aujourd'hui tous deux considérés comme des compositeurs de l'ère romantique, ces deux hommes ont créé des musiques très différentes

Par Andrew Benson Brown
15 mai 2025 16:37 Mis à jour: 16 mai 2025 08:47

Johannes Brahms et Piotr Ilitch Tchaïkovski sont tous deux nés un 7 mai, à sept ans d’intervalle. Brahms, l’aîné des deux, est né en 1833 ; Tchaïkovski, en 1840.

Compte tenu de ce double anniversaire, il semble approprié d’écrire sur leur relation. Les deux hommes se respectaient mutuellement et se sont même rencontrés à deux reprises. Ils ont cependant des styles musicaux opposés et ne se souciaient pas du travail de l’autre.

Malgré ce désamour professionnel, leurs compositions apparaissent souvent côte à côte dans les enregistrements d’aujourd’hui.

Une photographie de Johannes Brahms en 1866, par Lucien Mazenod (Domaine public)

Première rencontre : Leipzig, 1888

Brahms et Tchaïkovski se sont rencontrés pour la première fois à Leipzig, en Allemagne, le jour de l’An 1888, dans la maison d’Adolph Brodsky. Tchaïkovski n’était pas très enthousiaste à l’idée de rencontrer Brahms, qu’il avait déjà traité de « canaille » et de « médiocrité infatuée ». Il était entré dans la salle de répétition et avait entendu Brahms jouer son nouveau Trio pour piano no 3. Les deux hommes ont discuté et le Russe a écrit plus tard qu’il avait été impressionné par la modestie de Brahms : « Ses manières sont très simples, dépourvues de vanité, son humour est jovial, et les quelques heures passées en sa compagnie m’ont laissé un souvenir très agréable. »

Tchaïkovski n’a pas consigné exactement ce qu’ils s’étaient dit, mais le romancier Klaus Mann (fils de l’auteur Thomas Mann) nous a fourni les détails. Dans son livre Pathetic Symphony: A Novel About Tchaikovsky, Klaus Mann a présenté une conversation entre les deux hommes juste avant que Brahms ne commence à jouer son Trio pour piano.

« Nous écouterons un peu de musique plus tard », a dit le maître allemand. « […] J’espère que vous ne vous ennuierez pas, Monsieur Tchaïkovski. »

« Je serais très fier si je pouvais être autorisé à entendre votre nouveau trio », Tchaïkovski s’inclina légèrement.

« Eh bien, peut-être que ce ne sera pas tout à fait à votre goût. […] Le morceau n’est pas très aguerri, il n’a rien d’exceptionnel. »

« Je suis convaincu qu’il est bien », a dit Tchaïkovski, mécontent d’avoir répondu si maladroitement.

M. Mann a décrit une conversation qui devient de plus en plus gênante. Les commentaires d’autodérision de Brahms étaient empreints d’une « nuance de moquerie », faisant écho aux propos négatifs que Tchaïkovski avait tenus sur son œuvre. Le front du Russe a commencé à rougir lorsqu’ils discutaient des styles et des influences internationales. Au moment où Tchaïkovski s’est senti poussé à « faire une déclaration affligeante qu’il ne pourrait jamais assumer », Brahms lui a souhaité un agréable séjour à Leipzig et a mis fin à la conversation, « comme un personnage royal pourrait mettre fin à une audience ».

Bien que romancée, l’interprétation qu’a fait M. Mann de leur rencontre est remarquablement fidèle aux caractères connus des deux hommes.

Ce qui s’est passé après la répétition n’avait pas besoin d’être romancé. Lors du dîner de M. Brodsky, Tchaïkovski et Brahms se sont assis ensemble à table. L’assemblée était relativement petite et l’épouse d’Edvard Grieg s’est assise entre eux, faisant office de tampon. Mais Frau Grieg a fini par se lever d’un bond en disant : « Je ne peux plus m’asseoir entre ces deux-là, cela me rend si nerveuse ! » Edvard Grieg a répondu : « J’ai du courage », et il a pris sa place.

Deuxième rencontre : Hambourg, 1889

Les deux hommes se sont rencontrés à nouveau un an plus tard, à Hambourg. Cette fois, Brahms assistait à une répétition de la Symphonie no 5 de Tchaïkovski. Selon une anecdote, Brahms se serait endormi pendant l’exécution, mais il n’existe aucune preuve directe. L’incident n’est pas mentionné dans les biographies officielles de Brahms et semble avoir été confondu avec la fois où Brahms s’était endormi en écoutant Franz Liszt.

Après la répétition, ils sont sortis déjeuner ensemble. Brahms a dit franchement à Tchaïkovski qu’il n’aimait pas sa symphonie, et Tchaïkovski a exprimé une indifférence persistante à l’égard de la musique de Brahms. Malgré cela, ils ont conservé une relation amicale. Bien qu’ils ne se soient jamais revus, chacun parlait de l’autre avec respect et exprimait son admiration pour sa personnalité.

Détail d’un portrait de Piotr Ilitch Tchaïkovski, 1893, par Nikolaï Dmitriévitch Kouznetsov. Galerie Tretiakov. (PD-US)

Des styles musicaux différents

La haute opinion que Tchaïkovski avait du caractère poli et honorable de Brahms ne changeait en rien la piètre opinion qu’il avait de la musique de l’Allemand.

De son côté, Brahms restait mesuré dans son opinion sur Tchaïkovski. Il exprimait une légère appréciation de certains mouvements de l’œuvre du Russe et n’insultait pas publiquement le style de ce dernier, bien qu’il exprimait ouvertement son indifférence.

Tchaïkovski était plus ouvertement critique à l’égard de Brahms. Dans une lettre adressée au grand-duc de Russie en 1888, Tchaïkovski a décrit exactement ce qu’il n’aimait pas dans la musique de l’Allemand. Il a fait quelques compliments, admettant que les compositions de Brahms étaient « nobles » et non « triviales », que tout ce qu’il écrivait était « sérieux et noble » et qu’il « inspirait le respect ». Mais il pensait aussi que Brahms avait quelque chose de « froid et sec ».

« Il a très peu d’invention mélodique », a dit Tchaïkovski, ajoutant que les compositions de Brahms étaient pleines de “progressions harmoniques et de modulations sans importance” et qu’il « ne parlait pas le langage qui va droit au cœur ».

Voilà. Brahms n’écrivait pas de bonnes mélodies et ne montrait pas assez d’émotions. En d’autres termes, il n’écrivait pas comme Tchaïkovski.

Une statue du compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski à Klin, en Russie. (Ninetails/Shutterstock)

Les deux hommes s’inscrivent largement dans ce que nous appelons aujourd’hui l’ère « romantique » de la musique, une période qui s’étend du milieu à la fin du XIXe siècle. Mais le romantisme allemand était très différent du romantisme russe, et le terme n’est pas très utile pour décrire les styles musicaux très différents des deux compositeurs.

Là où Tchaïkovski est émotionnel et lyrique, Brahms est un classiciste sobre et serein, plus intéressé par les développements harmoniques complexes que par l’écriture de belles mélodies.

Deux concertos pour violon

En 1878, Brahms et Tchaïkovski ont chacun composé un concerto pour violon, le seul qu’ils aient jamais écrit. Les deux œuvres sont considérées comme des chefs-d’œuvre et demeurent dans le répertoire aujourd’hui. Elles figurent souvent côte à côte dans les enregistrements de concertos pour violon. Dans un enregistrement récent du violoniste Artur Kaganovskiy, avec l’Orchestre symphonique national d’Ukraine, les deux concertos sont les seules œuvres de l’album.

Chaque pièce est très exigeante sur le plan technique pour le violoniste. Autre parallèle, les deux concertos sont influencés par la musique folklorique – russe, évidemment, dans le cas de Tchaïkovski, et hongroise dans le cas de Brahms.

Comme on peut s’y attendre, ils sont pourtant comme le jour et la nuit. Le concerto de Tchaïkovski est rempli de mélodies lyriques ; composé pendant une période de crise de sa vie, les solos de violon sont passionnés et dramatiques. Le concerto de Brahms offre une partie de violon plus intégrée, où le soliste est en dialogue égal avec l’orchestre. Malgré des moments d’intensité, le concerto de Brahms fait preuve d’une sérénité qui contraste avec la turbulence émotionnelle de l’œuvre de Tchaïkovski.

Un exemplaire en allemand de la berceuse de Brahms ; cette chanson, souvent chantée aux enfants, est connue dans le monde entier. (PD-US)

Dans un autre album présentant des œuvres des deux compositeurs, Brahms Vs Tchaikovsky, l’Atrium String Quartet interprète le Quatuor à cordes no 1 des deux compositeurs.

Le contraste entre les deux œuvres est, une fois de plus, profond. L’œuvre de Brahms est complexe et techniquement exigeante. L’œuvre de Tchaïkovski est basée sur une simple mélodie folklorique russe. Léon Tolstoï, qui était assis à côté de Tchaïkovski lors de la première, l’a trouvée si émouvante qu’il a fondu en larmes en entendant le mouvement Andante Cantabile.

Entre les mains des interprètes d’aujourd’hui, ces deux grands compositeurs romantiques, bien que rivaux dans la vie, sont désormais unis dans la mort en tant que partenaires créatifs.

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