Ce que Cyrano nous apprend de l’idéal romantique français

Par Ludovic Genin
25 avril 2022 16:00 Mis à jour: 25 avril 2024 16:19

« C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. » Edmond Rostand ne pouvait mieux parler au cœur des Français. 125 ans après sa première représentation, la pièce de théâtre Cyrano de Bergerac n’a cessé d’être applaudie. Le témoignage qu’elle donne de la culture française des XVIIe et XIXe siècles est une inspiration pour le monde entier et nous donne des clés pour mieux comprendre nos propres façons de penser.

Le film Cyrano, librement interprété par Joe Wright et sorti en 2022 en France, a au moins le mérite d’en rappeler l’œuvre originale. Si le « personnage de Cyrano nous parle à tous » comme le dit l’acteur américain Peter Dinklage, notamment connu pour son rôle dans Game of Thrones, ce Cyrano américain montre peu ce qui a fait le charme de la pièce de Rostand.

Qu’importe, « on se bat, on se bat, on se bat » pour rappeler l’esthétisme de l’idéal romantique français et pourquoi cet idéal a forgé des générations de jeunes hommes et femmes, et continue encore d’en forger aujourd’hui.

Cyrano de 2022: « Qui fut tout, et qui ne fut rien » (Acte V, scène 6)

Les moyens techniques sont impressionnants, les costumes sont réussis ainsi que la bande originale, mais l’adaptation américaine de Cyrano par Joe Wright reste une caricature très grossière.

Affiche du film « Cyrano » de Joe Wright avec Peter Dinklage. (Joe Maher/Getty Images for Metro-Goldwyn-Mayer Pictures & Universal Pictures)

Cyrano lui-même l’aurait qualifiée de bouffonade et aurait voulu qu’on l’arrête dès les premières images. Nous sommes loin du témoignage du XVIIe siècle que l’on pouvait saisir, par exemple, dans la version de Jean-Paul Rappeneau, sortie en 1990.

Mais ce remake anachronique à gros budget, dont la taille du trop grand nez est remplacée par un homme de petite taille, a au moins le mérite de nous questionner sur l’œuvre romantique originale et ce que cet idéal romantique représente pour les Français ainsi que pour chacun d’entre nous.

Cyrano au 19e siècle : « C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière » (Chantecler, Acte II, scène 3, 1910)

La pièce de Rostand a été un énorme succès dès la première représentation à Paris, le 28 décembre 1897. Le 1er janvier 1898, quatre jours plus tard, le ministre des Finances Georges Cochery se rendra dans la loge de l’auteur pour lui remettre la Légion d’honneur. «Je me permets de prendre un peu d’avance», a-t-il déclaré.

La réussite de cette pièce de théâtre n’était pourtant pas jouée d’avance. Après plusieurs dépressions, le jeune Edmond écrit à l’âge de 29 ans une œuvre en 5 actes, presque intégralement écrite en alexandrins en s’inspirant de la vie de l’écrivain Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655) et de sa propre vie. Avec l’aide de l’acteur Constant Coquelin qui en joue le rôle principal, il donne à son personnage une aura légendaire mêlant à la réalité, l’histoire d’un personnage de fiction. Avec une confiance éprouvée, Rostand s’excusera lors de la dernière répétition auprès de Coquelin pour l’avoir « entraîné dans cette désastreuse aventure ».

Pourtant le succès est phénoménal. Dans ce climat de défaitisme de la IIIe République à la fin du XIXe siècle, l’œuvre de Rostand fait revivre l’idéal romantique français. Après la chute de l’Empire et le désastre de la Commune de Paris, les Français sont amers, perdus, déprimés. Mais le personnage de Cyrano, lui, ne déprime pas, ne se soucie guère des échecs, n’abandonne jamais.

1899 : Edmond Rostand (1868-1918). Poète et dramaturge français. Né à Marseille, il a publié sa première pièce, « Le Gant Rouge », en 1888. Il a abandonné ses études de droit en 1890, date à laquelle il a publié son premier recueil de poèmes, « Les Musardises », et sa première pièce à succès, « Les Romanesques », à la Comédie Française en 1894. Avec « Cyrano de Bergerac » (1897), Edmond Rostand a su doter la littérature dramatique française d’un chef-d’œuvre. Il écrira ensuite deux autres pièces, L’Aiglon (1900) et Chantecler (1910), très attendues par le public. Il meurt d’une pneumonie lors de l’épidémie de grippe de 1918. (Hulton Archive/Getty Images)

Le Cyrano de Rostand est un hymne à la bravoure et au courage. Seul contre tous, contre tous les dangers, contre la sottise, les mensonges, les compromis, sans aucune peur face à l’adversité ou à la mort, Cyrano n’abandonne jamais et se bat jusqu’au bout. « Je vous reconnais, tous mes vieux ennemis ! Le Mensonge ? Tiens, tiens ! – Ha ! Ha ! Les Compromis ! Les Préjugés, les Lâchetés !… Que je pactise ? Jamais, jamais ! » (Acte V, scène 6). Devant les faux semblants, les pitres, les freluquets, les lâches, les menteurs et les traîtres, Cyrano ne s’écarte pas de ses principes moraux et répond par l’esprit, l’humour, l’habilité, l’éloquence et l’intégrité, etc. toutes ses valeurs universelles traditionnelles qui font parties depuis toujours de l’âme de la culture française.

L’histoire de Cyrano de Bergerac est aussi l’histoire d’un amour impossible qui prend place dans la France du XVIIe siècle. Cet amour, comme les cœurs moroses de la fin du XIXe siècle, est insatisfait et incomplet. Cyrano, malgré la laideur de son grand nez, aime Roxane d’un amour tendre et sincère, mais ne sait lui avouer. Roxane, elle, aime la beauté de Christian qui est maladroit avec les mots. Cyrano aidera ce dernier en lui prêtant son éloquence et sa poésie, et faire ainsi parvenir ses mots à Roxane. Cette dernière ne comprendra que trop tard qu’elle aimait, dans les mots de Christian, l’esprit de Cyrano. La pièce porte un message universel sur la beauté intérieure, de celle que l’on ne regarde pas avec les yeux mais que l’on comprend avec le cœur. Cette triste joyeuseté ravît les Français de la IIIe République et séduit le monde entier.

Cyrano et Roxane ne parviennent finalement jamais à consommer l’amour profond qu’ils partageaient indéniablement l’un pour l’autre. En cela, l’œuvre de Rostand est un drame romantique par excellence. Bien que sublime, la fin est inexorablement tragique et aboutit à un sentiment déchirant d’incomplétude.

Le ténor Placido Domingo joue « Cyrano de Bergerac » de Franco Alfano, un opéra inspiré d’Edmond Rostand, le 16 mai 2009, au Théâtre du Châtelet à Paris. (PIERRE VERDY/AFP via Getty Images)

Cyrano et le romantisme français : «Ne pas monter bien haut peut-être, mais tout seul» (Acte II, scène 8) 

Au début du XIXe siècle, le courant romantique cherche à se démarquer du courant classique du XVIIe et du courant rationaliste des Lumières du XVIIIe, en proposant une troisième voie, celle du sentiment et des émotions.

La naissance du romantisme est inséparable de la Révolution Française et de la destruction des valeurs traditionnelles qu’elle a engendrée. Coupé du lien avec le divin que magnifiait le classicisme français du Grand Siècle, le courant romantique place le sentiment comme raison de l’existence. L’amour devient alors le seul et unique idéal à atteindre au-dessus de tout autre.

Le courant romantique envisage l’homme seul face à la nature et face à lui-même. Apparaît à la même époque ce qu’on appelle le « mal du siècle », une maladie morale caractérisée par une extrême sensibilité, une inquiétude personnelle et métaphysique sur le monde et une mélancolie profonde.

Le courant romantique s’incarnera dans tous les arts au XIXe siècle : la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre, la poésie, la littérature mais aussi dans l’histoire et la politique. On retrouve parmi les grands artistes romantiques Delacroix, Chateaubriand ou Victor Hugo, dont les œuvres ont inspiré et inspirent encore de nombreuses générations.

Le génie de Rostand avec Cyrano est d’avoir su donner du beau et du sublime à ce qui est incomplet et imparfait. « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile » dit Cyrano dans l’acte V, scène 6. Avec ses hautes valeurs morales, Cyrano se sacrifie par amour pour Roxane. Du sublime de cette incomplétude et de cet amour impossible, Rostand en sortira quelque chose « que sans un pli, sans une tâche » Cyrano emporte à sa mort avec lui : son panache.

Aux yeux de Rostand, le panache ne se réduit pas seulement à l’héroïsme ni à la grandeur : « Le panache, écrira-t-il dans son discours de réception à l’Académie française le 4 juin 1903, c’est l’esprit de la bravoure. C’est le courage dominant à ce point la situation qu’il en trouve le mot. […] Le panache est alors la pudeur de l’héroïsme, comme un sourire par lequel on s’excuse d’être sublime. »

Cyrano et le XVIIe siècle : « Mais… chanter, rêver, rire » (Acte II, scène 8)

S’il montre l’idéal romantique tragique du XIXe siècle, Cyrano de Bergerac est aussi un témoignage de l’esprit français du XVIIe. L’intrigue se déroule en 1640, à la fin du règne de Louis XIII, sous la future régence de Mazarin, protecteur et instructeur de Louis XIV. Ce dernier instiguera en France l’une des périodes les plus prospères de son histoire et un courant artistique et culturel unique au monde, le classicisme.

Le classicisme revendique une esthétique fondée sur la mesure, la recherche de la vérité et de la perfection. Contrairement au courant romantique, il se retrouve dans une complétude de l’être, un respect de la bienséance et une maîtrise du sentiment et des émotions.

Le classicisme français au XVIIe siècle est le fruit de l’héritage millénaire chrétien et gréco-romain. Il cherche à promouvoir l’harmonie des hommes avec le divin, des hommes avec la nature et des hommes entre eux, un équilibre entre la raison et la foi. « Notre XVIIe siècle marque le plus vigoureux effort de conciliation, de fusion entre ces deux conceptions diverses, entre la sagesse antique et la sainteté chrétienne », dit le philosophe Dominique Parodi dans « L’honnête homme et l’Idéal moral du XVIIe et du XVIIIe siècle ». 

Le classicisme veut ainsi triompher du désordre des passions et du rationalisme exacerbé, donnant à l’homme un équilibre moral et spirituel. L’idéal de l’homme classique ne se réduit pas au seul idéal amoureux, il trouve sa place dans quelque chose de plus grand qui le dépasse. L’amour n’a plus besoin d’être tragique, il existe dans un respect entre l’homme et la femme, dans le respect de la famille — des notions traditionnelles qui peuvent sembler bien étrangères dans le monde d’aujourd’hui.

L’acteur Kevin Kline sur scène lors de la première de « Cyrano De Bergerac » au Richard Rodgers Theatre le 1er novembre 2007 à New York. (Stephen Lovekin/Getty Images)

Cyrano de Bergerac, miroir de l’esprit français

Ce qui est passionnant dans la culture française, c’est qu’elle construit nos personnalités et nos façons de penser. Elle se base sur les périodes historiques qui nous ont précédées et qui ont inspirées le plus profond de nos êtres. Pourquoi les Français sont-ils réputés pour être si romantiques ? Cela remonte bien plus loin que nos seules existences.

Cet idéal romantique qui a construit les arts et la culture françaises continue d’être considéré comme un sommet artistique du XIXe siècle. Le sens du sacrifice d’un homme ou d’une femme, l’esprit de la bravoure, la capacité de se battre à un contre cent, l’amour des mots, des lettres et de la science, le goût du beau, du juste et du sincère, le refus des mensonges, de la lâcheté et de l’hypocrisie, etc. ces valeurs classiques universelles qui ont sublimé les arts en France et ont inspiré le monde entier.

Le romantisme et le classicisme nous donnent une grille de lecture sur le monde qui aboutit à deux résultats différents : l’un est un idéal sublime mais irrémédiablement tragique et imparfait ; l’autre, tout autant sublime, repose sur la mesure, la complétude et l’harmonie.

Le portrait de Cyrano donné par Edmond Rostand au XIX siècle est une esquisse de nous-mêmes, de notre propre histoire et de nos façons de voir le monde. Il est devenu une œuvre universelle montrant le raffinement de la pensée française et le témoignage d’un héritage culturel et historique qu’il est important de connaître et de préserver.

La culture et l’histoire françaises sont notre bien commun, elles font partie de l’âme française, c’est-à-dire de l’âme de chacun de ses citoyens. Elles nous inspirent et nous rappellent d’être loyal, courageux et honnête, et de garder espoir dans les périodes les plus sombres de notre histoire. Elles montrent la grandeur et le destin de notre pays incarnés par un homme ou par une femme, comme il pourrait l’être par chacun.

Avec « Défendre la France », Epoch Times veut rappeler aux Français les valeurs et la riche histoire de leur nation. Si les Français cherchent à mieux comprendre la profondeur de leur histoire, son lien millénaire avec ce qui nous dépasse, ils trouveront alors une alternative profonde à la confusion du moment.

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