Logo Epoch Times

T.S. Eliot explique ce qu’est une oeuvre littéraire classique

top-article-image

Il peut être difficile de savoir par où commencer si vous recherchez un classique littéraire.

Photo: ilbusca/Getty Images

author-image
Partager un article

Durée de lecture: 13 Min.

Dans une conférence prononcée en 1944 devant la Virgil Society, puis publiée l’année suivante, le poète, dramaturge et essayiste anglo-américain T.S. Eliot (1888–1965) s’est attaqué à une question aussi simple en apparence que redoutable : qu’est-ce qu’un « classique » ?
Nous parlons souvent, et plus particulièrement dans les colonnes d’Epoch Times, du vaste trésor que constitue la littérature classique. Mais que recouvre exactement ce terme ? Comment le définir ? Et en quoi une telle définition peut-elle enrichir notre compréhension et notre goût de ces œuvres majeures ?
Dans son exposé intitulé What is a classic? (Qu’est-ce qu’un classique ?), T. S. Eliot propose une réponse en prenant pour modèle l’Énéide de Virgile. À travers ce poème fondateur, il illustre les traits distinctifs qui, selon lui, caractérisent une œuvre « classique ». Il n’ignore pas pour autant d’autres figures de la littérature universelle, de Chaucer à Dante en passant par Shakespeare.

T.S. Eliot dans un instantané vintage, 1920. (Domaine public)

T. S. Eliot insiste : employer le mot « classique » ne signifie pas désigner indistinctement tout grand texte littéraire. Il réserve cette appellation à un type d’œuvre bien particulier, dont l’Énéide lui semble offrir l’exemple le plus abouti.
Qu’est-ce qu’un classique ?
Il expliquait ainsi : « Le classique doit, dans les limites de sa forme, exprimer le maximum possible de l’ensemble des sentiments qui représentent le caractère du peuple parlant cette langue. Il en donnera la meilleure expression et, en même temps, suscitera l’adhésion la plus large parmi le peuple auquel il appartient ; il trouvera un écho dans toutes les classes et conditions sociales. »
Autrement dit, un classique est une œuvre qui condense pleinement l’identité et la culture d’un peuple, en exploitant toutes les ressources de sa langue. Elle offre ainsi à ce peuple une compréhension profonde et nuancée de son passé, de son présent et de son avenir. Un classique naît à un moment clé de l’histoire, lorsque toutes les conditions sont réunies : il cristallise une langue et une culture, devenant un témoignage durable de ce qu’elles ont produit de meilleur.
C’est pour cette raison qu’il parle à un large public. Le classique d’une nation s’adresse à toutes les générations et à toutes les conditions sociales de cette nation. Mais un classique véritablement universel s’adresse à toutes les générations, à toutes les conditions et à toutes les nations. Comme le formule T. S. Eliot : « Lorsqu’une œuvre littéraire possède, au-delà de sa portée dans sa propre langue, une signification équivalente pour plusieurs littératures étrangères, on peut dire qu’elle atteint aussi l’universalité. »

Illustration de Don Quichotte tirée d’une édition de 1879, illustrée par Ricardo Balaca. Ce classique est l’une des œuvres les plus célèbres de la littérature espagnole. (Dzlinker/CC BY-SA 2.0)

Un héritage à la fois historique et intemporel
L’une des qualités d’un classique réside dans sa capacité à émouvoir, à toucher et à éclairer un grand nombre de personnes au sein d’une culture – et même au-delà. Selon lui, un classique doit également naître d’un sens de l’histoire et de la tradition, tout en étant nourri de « l’originalité de la génération encore vivante ». Ses racines plongent dans le sol du passé, mais ses branches s’étendent vers l’avenir. Autrement dit, les plus grands classiques transcendent non seulement les frontières culturelles, mais aussi les limites du temps.
C’est peut-être pour cette raison que T. S. Eliot affirmait : « Ce n’est qu’a posteriori, dans une perspective historique, qu’une œuvre peut être reconnue comme un classique. » Le témoignage du temps et des générations successives nous permet en effet d’identifier les véritables classiques : ces œuvres qui ne se limitent ni à une époque ni à un lieu précis. Elles expriment l’essence d’une culture donnée, mais la reconnaissance de cette voix authentique n’est pas toujours possible sur le moment.
La maturité de la langue
Partant de cette définition générale, quelles conditions doivent se réunir pour qu’un classique puisse émerger, selon lui ? Dans son analyse, la clé réside dans ce qu’il appelle la « maturité », qui doit se manifester simultanément dans la culture, la langue et chez l’écrivain lui-même. Il écrivait :
« S’il y a un mot sur lequel nous pouvons nous arrêter, et qui suggère le maximum de ce que j’entends par le terme “classique”, c’est le mot maturité. […] Un classique ne peut voir le jour que lorsqu’une civilisation est parvenue à maturité, lorsqu’une langue et une littérature ont atteint leur maturité ; et il doit être l’œuvre d’un esprit mûr. »
T. S. Eliot se garde toutefois de définir directement ce qu’il entend par « maturité ». Il se contente de dire :
On peut néanmoins dégager certains traits de cette maturité : une conscience du passé et de sa propre place dans l’histoire, une attention portée aux sujets graves, ainsi qu’une élégance et une complexité dans l’usage de la langue.
L’idée qu’une langue puisse, elle aussi, parvenir à maturité au fil des siècles compte parmi les observations les plus surprenantes et les plus pénétrantes du poète. Il soutenait : « Une littérature parvenue à maturité possède donc une histoire : une histoire qui n’est pas seulement une chronique, une accumulation de manuscrits et d’écrits de toutes sortes, mais un progrès ordonné – quoique inconscient – d’une langue tendant à réaliser ses propres potentialités dans ses propres limites. »
Une langue mûre est ainsi une langue arrivée à un point d’accomplissement, ayant développé l’ensemble de ses possibilités inhérentes et atteint l’expression la plus complète d’elle-même.
L’Enéide, le classique par excellence
Le poète souligne que la maturité peut s’appliquer aussi bien à des écrivains pris individuellement qu’à des périodes littéraires entières, chacune pouvant en manifester un degré différent. Dans une certaine mesure, toute œuvre demeure conditionnée par le contexte dans lequel elle naît : les auteurs reflètent la culture de leur époque.
« La maturité d’une littérature est le reflet de celle de la société qui la produit ; un auteur – Shakespeare et Virgile en sont des exemples – peut faire beaucoup pour développer sa langue : mais il ne peut la mener à maturité si le travail de ses prédécesseurs ne l’a pas préparée à recevoir sa touche finale. »
Après avoir posé ces principes généraux, T. S. Eliot en vient à expliquer pourquoi l’Énéide de Virgile représente le classique par excellence. Il soutient avec force que le poème, qui raconte la fondation légendaire de Rome par Énée, réunit toutes les formes de maturité nécessaires à un classique, tout en donnant voix à l’essence même de la civilisation romaine.

Scène de l’Énéide de Virgile : La Sibylle de Cumes guide Énée à travers les Enfers. Eau-forte. Collections iconographiques. (Domaine public)

Tout d’abord, Virgile avait derrière lui suffisamment d’histoire romaine pour percevoir le rôle global de Rome dans l’histoire du monde, autrement dit, pour en saisir la signification et la portée d’ensemble. Il comprenait la relation de Rome avec la civilisation grecque qui l’avait précédée, ainsi que sa capacité à instaurer un ordre nouveau dans le monde connu. Virgile possédait ainsi une conscience aiguë du destin de Rome sur la scène universelle. C’est en partie ce qui confère à son œuvre son caractère unique et classique.
« C’est ce développement d’une littérature, ou d’une civilisation, en rapport avec une autre, qui donne une signification particulière au sujet de l’épopée de Virgile […] Derrière l’histoire d’Énée se trouve la conscience d’une distinction plus radicale – une distinction qui est en même temps l’affirmation d’un lien – entre deux grandes cultures, et, enfin, de leur réconciliation sous un destin englobant. […] La maturité d’esprit de Virgile, et la maturité de son époque, se manifestent dans cette conscience de l’histoire. »
Un écrivain au carrefour de l’histoire
Parallèlement à cette conscience de l’histoire des civilisations, Virgile s’appuyait aussi sur une tradition littéraire parvenue à maturité. Son style devait beaucoup aux développements antérieurs, mais il a exercé à son tour une influence décisive sur les poètes qui lui ont succédé ; en un sens, ses vers marquaient l’apogée de ce que la poésie latine pouvait atteindre. « Les poètes postérieurs ont vécu et travaillé dans l’ombre de sa grandeur : si bien que nous les louons ou les blâmons selon les critères qu’il a établis », écrivait-il.
Ce dernier relevait en outre que le latin et le grec offraient le terrain le plus propice à l’émergence d’une littérature véritablement universelle, car ils forment l’héritage commun de la culture occidentale. Ils n’appartiennent pas à une seule nation, mais à tous. L’Énéide de Virgile fut ainsi composée à un carrefour particulièrement décisif de la littérature, de l’histoire et de la culture. En tant que poème romain par excellence, elle incarne la voix ultime de cette civilisation qui, à bien des égards, a donné naissance à la nôtre.

Le Cours de l’Empire : L’Achèvement de l’Empire, 1836, par Thomas Cole. Huile sur toile, 130 cm x 193 cm. Société historique de New York. Un empire doit être mature avant qu’un classique puisse naître. (Domaine public)

La lecture pénétrante que T. S. Eliot propose de Virgile et de la notion de classique nous aide à mieux apprécier les grands textes du passé, en particulier ceux qui, à l’instar de l’Énéide, nous permettent de comprendre à la fois d’où nous venons et qui nous sommes aujourd’hui en tant que culture.
Walker Larson enseigne la littérature et l'histoire dans une académie privée du Wisconsin, où il réside avec sa femme. Il est titulaire d'une maîtrise en littérature et langue anglaises, et ses écrits sont parus dans The Hemingway Review, Intellectual Takeout, et dans son Substack, "TheHazelnut".

Articles actuels de l’auteur