« En direct des espèces » : silence, elle creuse ! Une nouvelle espèce de taupe découverte en France

13 mars 2018 10:03 Mis à jour: 13 mars 2018 10:03

Cet article est publié en collaboration avec les chercheurs de l’ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, Muséum national d’Histoire naturelle, Sorbonne Universités). Ils proposent chaque mois une chronique scientifique de la biodiversité : « En direct des espèces ». Objectif : comprendre l’intérêt de décrire de nouvelles espèces et de cataloguer le vivant.


Lorsque l’on s’intéresse à la découverte et à la description des espèces animales, on n’est jamais à l’abri d’une (bonne) surprise : nous venons ainsi de découvrir une nouvelle espèce de mammifère cryptique en France ! Cette espèce est très abondante et connue de tous : il s’agit d’une nouvelle espèce de taupe. C’est Talpa aquitania, la taupe aquitaine.

Ce que l’on appelle espèces cryptiques sont des espèces qui sont morphologiquement semblables mais qui ne se reproduisent pas ensemble. Elles ont donc chacune un patrimoine génétique particulier qui évolue dans des directions indépendantes. On peut les reconnaître en faisant appel à une combinaison de sciences : génétique, écologie, morphométrie ou études de comportement. Des espèces cryptiques sont régulièrement décrites chez certains groupes encore à explorer (ex les arthropodes ou les mollusques), ou originaires de régions du monde moins bien inventoriées (par exemple les tropiques). Notre nouvelle taupe montre que, même sur des terrains bien balisés, il est possible de faire progresser nos connaissances.

S’il est un mammifère que tous les propriétaires de jardin connaissent bien, sans pour autant pouvoir l’observer, c’est bien la taupe. Souvent détestée par les amateurs de gazon qui n’apprécient guère les nombreuses taupinières qu’elle laisse derrière elle, les moyens mis en œuvre pour la chasser de façon plus ou moins naturelle, ou pour la tuer, sont très nombreux. Mais que sait-on vraiment de la taupe, ou plutôt des taupes ?

Le nom vernaculaire « taupe » désigne en français plusieurs espèces de mammifères du genre Talpa. Toutes ces espèces se ressemblent car leur morphologie externe est très contrainte par leur mode de vie : elles sont fouisseuses et vivent dans des galeries souterraines. Leur corps est cylindrique, avec une queue trapue, et une fourrure épaisse brun foncé. La tête porte des yeux minuscules (rendus inutiles du fait de la vie souterraine) et un museau pointu recouvert de vibrisses qui sont extrêmement sensibles au toucher. Les deux petits trous qui lui servent d’oreilles sont protégés par une épaisse fourrure éliminant tout risque de blessure par frottement répété de la tête contre les parois des galeries. Les pattes avant sont extrêmement bien adaptées au travail de fouissage : en plus des cinq doigts aux griffes puissantes réunis pas une membrane, il existe un faux-pouce en forme de lame rattaché à un os du poignet. Les pattes avant agissent donc comme deux véritables petites pelleteuses !

Squelette de taupe _Talpa europaea _au Museum de Toulouse. (Didier Descouens/Wikipedia, CC BY-SA)

Pendant longtemps les taupes ont été considérées comme faisant partie de l’ordre des mammifères insectivores, avec d’autres mammifères se nourrissant d’insectes comme les hérissons, les musaraignes, les taupes dorées, les tenrecs ou les solénodontes. Cependant, les classifications actuelles ne reconnaissent plus les Insectivores comme un ordre particulier, et les taupes sont maintenant considérées comme faisant partie de l’ordre des Soricomorpha (avec les solénodontes, les musaraignes et une famille de mammifères dont tous les membres sont aujourd’hui éteints : les Nésophontes).

Au sein de cet ordre, les taupes du genre Talpa appartiennent à la famille des Talpidae et à la sous-famille des Talpinae. Du fait de leur homogénéité morphologique les espèces de taupes sont souvent difficiles à identifier et de récentes études moléculaires ont mis en évidence l’existence d’une diversité cryptique importante au sein du genre Talpa.

Trois espèces en France

En France métropolitaine deux espèces étaient connues : la taupe aveugle T. caeca (uniquement présente dans le Sud-Est) et la taupe d’Europe T. europaea (répartie sur tout le territoire). Jusqu’à très récemment, l’on pensait que la taupe d’Europe était largement présente en Europe, depuis la rivière Ebro en Espagne jusqu’aux rivières Ob et Irtysh en Russie. Mais en fait, malgré son abondance dans le milieu naturel, la taupe d’Europe a été relativement peu étudiée et peu de données sont disponibles sur sa variabilité génétique et morphologique.

Nous avons récemment mené une étude approfondie sur la variabilité génétique et morphologique chez cette espèce et nous avons pu montrer que l’espèce T. europaea comprend en fait deux espèces cryptiques : T. europaea et une nouvelle espèce, que nous avons nommée T. aquitania. Ces deux espèces peuvent être distinguées du point de vue de leur ADN, mais aussi par plusieurs caractères morphologiques (taille du corps, yeux ouverts ou recouverts d’une membrane, caractères dentaires). A l’heure actuelle nos résultats montrent qu’elles présentent des aires de distribution différentes : T. europaea est présente en France depuis le Nord et l’Est de la Loire jusqu’en Russie, tandis que T. aquitania est présente en France au Sud et à l’Ouest de la Loire, jusqu’au Nord de l’Espagne. Une petite zone de contact entre ces espèces serait située dans l’est des Pyrénées. Il reste nécessaire d’étudier plus de spécimens d’Occitanie et d’intensifier notre échantillonnage de part et d’autre de la Loire afin de mieux comprendre quels facteurs limitent leurs aires de distribution.

Distribution géographique de trois espèces de taupes. (V. Colin, CC BY)

De l’importance de comptabiliser les espèces

Ainsi, même chez un mammifère très commun et dans une zone biogéographique réputée pour être bien connue, l’Europe, il reste encore des espèces à découvrir. Les campagnes d’inventaire sur le terrain, impliquant la collecte de spécimens, et la combinaison d’études génétiques, morphologiques et écologiques doivent donc être poursuivies afin d’identifier ces espèces cryptiques. En quoi tout cela est-il important, diront certains ? Les espèces sont les unités de base dans de nombreux domaines de la biologie et le fait de donner un nom aux espèces est essentiel pour pouvoir créer le lien entre nos connaissances et les organismes.

Être sûr des espèces que l’on nomme est particulièrement important dans le cadre de la crise de la biodiversité actuellement observée, à la fois pour mettre en place des programmes de conservation adaptés, mais aussi pour documenter les espèces avant que certaines d’entre elles ne disparaissent. La taxonomie, science de la classification, est ainsi essentielle dans divers domaines liés à la biologie de la conservation, par exemple la mise en place de la liste rouge de l’IUCN, l’identification des espèces endémiques, des points chauds de biodiversité, des espèces clés ou des zones clés sur lesquelles doivent en priorité porter nos efforts de conservation.

De même, ce travail de description et de classification est essentiel dans les domaines du contrôle des espèces envahissantes et des ravageurs de cultures ou de denrées stockées. Enfin, depuis quelques années, les chercheurs utilisent les outils de la taxonomie pour des études d’épidémiologie et la description des espèces réservoirs ou vectrices de virus. Comment lutter contre des maladies telle que le virus de Lassa ou d’Ebola si l’on identifie mal les espèces réservoirs ?

Concernant les virus et les taupes, des hantavirus ont récemment été décrits chez la taupe européenne. Qu’en est-il de notre nouvelle espèce, T. aquitania ? Porte-t-elle les mêmes hantavirus et avec la même prévalence que T. europaea ? Nous devons reconnaître que nous ne disposons finalement que de très peu de données sur cette espèce. Il en est encore malheureusement de même pour la grande majorité des espèces vivantes, y compris, parfois, celles qui nous sont familières. Bon nombre de ces espèces se révèlent de précieux auxiliaires ou de terribles antagonistes de nos sociétés humaines, ou même parfois les deux selon les situations. Elles méritent donc toutes d’être mieux connues.

Violaine Nicolas Colin, Maitre de conférence en systématique et phylogéographie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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