Grippes, sida, Ebola : la pandémie, face sombre de la mondialisation ?

Apollon et Artemis décochent leurs flèches porteuses du fléau aux enfants de Niobe, peinture d'Abraham Bloemaert, 1591.
Photo: Dedden/Wikimedia
Ce texte a été rédigé par l’auteur à l’occasion de l’événement « L’ethnologie va vous surprendre ! » organisé par le musée du Quai Branly. Frédéric Keck, directeur du département de la recherche et de l’enseignement au musée du Quai Branly, poursuit actuellement des recherches sur l’anthropologie des microbes. Pour The Conversation France, il analyse la notion de pandémie et les peurs qu’elle continue de susciter. 
Le virus de grippe aviaire H5N8 qui ravage les élevages du Sud-Ouest de la France – bientôt 2 millions de volailles abattues pour en limiter l’extension – n’a pas suscité de crainte de pandémie, contrairement au virus H5N1 apparu en 2006 dans les élevages de l’Est de la France.
Le virus de grippe H5N1, transmissible à l’homme, est en effet potentiellement pandémique alors que le virus H5N8 se développe seulement chez les oiseaux. Par conséquent, les abattages massifs de volailles sont considérés comme un problème moral et économique, et non un problème sanitaire et écologique.

En prévention d’une contamination de grippe aviaire, près de 2 millions de volailles en France ont été abattues. cvittoz/pixabay
Il faut en effet distinguer l’épizootie, qui affecte une espèce animale (non-humaine), de l’épidémie, qui affecte une population humaine à partir d’un foyer, et de la pandémie, qui affecte potentiellement l’humanité dans son ensemble.
Fins du monde
Selon l’historien Mark Harrison, le terme pan-demos désignait chez Platon un amour pour les corps au hasard des rencontres, par distinction avec un amour céleste tourné vers les idées. C’est seulement au dix-huitième siècle, lorsque les Européens se sont installés durablement sur les autres continents, que le mot en est venu à désigner des épidémies comme la fièvre jaune en Afrique ou aux Antilles. Il était alors lié à l’explication des maladies par le climat : « pan » désignait tous les éléments de l’environnement dont les mauvaises « influences » faisaient mourir les hommes peu « acclimatés ».
Au dix-neuvième siècle, deux maladies se diffusent à travers le monde, bouleversant les formes de gouvernement colonial que les Européens mettent alors en place. Le choléra affecte les villes en pleine expansion à travers les systèmes de circulation de l’eau, tandis que la peste se répand depuis les ports à travers les rongeurs transportés par les bateaux. Koch isole la bactérie causant le choléra lors d ‘une expédition en Égypte en 1883, et Yersin, élève de Pasteur, découvre le bacille de la peste à Hong Kong en 1894. La révolution bactériologique en Allemagne et en France permet d’espérer un contrôle des épidémies en éradiquant les foyers pathogènes par l’abattage des animaux infectés et la vaccination de la population humaine et animale.
La pandémie de grippe « espagnole », en 1918, déjoue cet espoir. D’abord parce qu’elle n’est pas causée par une bactérie mais par ce qui sera identifié dans les années 1930 comme un virus : impossible, à l’époque, de fabriquer des vaccins ou d’identifier un réservoir animal – cela se produira bien plus tard, à partir des années 1950.

Otis Historical Archives National Museum of Health and Medicine/Flickr, CC BY-SA

La courbe de mortalité durant l’épidémie de grippe « espagnole » de 1918 aux États-Unis et en Europe. National Museum of Health and Medicine/Wikimedia
À partir des années 1970, les États-Unis lancent l’alerte, via l’Organisation mondiale de la santé, sur les maladies infectieuses qui émergent dans les pays du Sud et se diffusent rapidement vers ceux du Nord, comme les fièvres hémorragiques Ebola ou Lassa venues d’Afrique Centrale et Occidentale. La pandémie de sida dans les années 1980, dont les origines liées à des singes d’Afrique Centrale sont découvertes dix ans plus tard, renforce l’alerte. Tout comme les foyers de grippe aviaire H5N1 en 1997 et de SRAS (infection respiratoire) en 2003 dans le sud de la Chine.
La pandémie est alors considérée comme un risque contre lequel doivent être mis en place de nouveaux dispositifs de sécurité, reposant notamment sur l’anticipation à partir de la détection des premiers cas – les patients « zéro » – et de la surveillance des populations sensibles, dites « sentinelles ».
L’expansion de l’humanité : une suite de pandémies
C’est aussi dans les années 1970 que des historiens de l’environnement comme William McNeill, Alfred Crosby, ou Emmanuel Le Roy Ladurie en France décrivent l’expansion de l’humanité comme une suite de pandémies : la peste d’Athènes décrite par Thucydide, la peste de Justinien à la fin de l’Antiquité, la peste du Moyen-Âge décrite par Boccace, la variole décrite par Las Casas chez les populations américaines récemment conquises…

Michel Serre/Wikimedia
Ce qui est nouveau, depuis trente ans, c’est la capacité des systèmes de détection à suivre les mutations des pathogènes sur toute la planète et à anticiper leur potentiel pandémique. L’OMS a pu ainsi couvrir en 2009 une pandémie « en temps réel ». L’institution a même modifié sa définition du terme « pandémie » lorsque le virus de grippe H1N1 s’est déplacé sur trois continents, en affirmant qu’il n’était plus nécessaire qu’un pathogène soit particulièrement virulent pour être considéré comme pandémique. La pandémie de grippe H1N1 de 2009 a ainsi fait moins de victimes que la grippe « saisonnière ».
Mais la nouveauté, c’est aussi et surtout le sentiment d’une vulnérabilité partagée entre l’humanité et les espèces animales constituant les réservoirs de ces pathogènes. Certaines, domestiquées, deviennent malades de nos techniques d’élevage industriel, tandis que d’autres, sauvages, sont menacées d’extinction du fait des transformations que nous imposons à leur environnement. La pandémie est le signe que l’espèce humaine peut disparaître, et que les autres animaux, alliés aux microbes qu’ils partagent avec nous, se vengent des mauvais traitements que nous leur imposons.
Fréderic Keck, Chargé de recherche, Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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