Gary Kasparov mène sa partie d’échecs contre les dictatures

21 juin 2016 07:00 Mis à jour: 16 mars 2017 01:39

Garry Kasparov, souvent considéré comme le plus grand joueur d’échecs de tous les temps, considère la vie comme un combat simple entre deux forces : le bien et le mal ; la liberté et le totalitarisme. Lorsqu’il a pris sa retraite du monde des échecs en 2005, Kasparov a donc décidé de se consacrer à une guerre totale contre ceux qu’il considère être les « forces du mal » – les régimes totalitaires chinois, iranien, nord-coréen, qui menacent les « forces du bien ».

À l’âge de 17 ans, Kasparov a participé à une tournée mondiale avec l’équipe soviétique d’échecs. Lors d’une étape à Rome et alors que le reste de l’équipe visitait le Vatican, le jeune Kasparov est allé regarder le film Star Wars : L’Empire contre attaque. Une scène est restée gravée dans sa mémoire, lorsque Yoda indique à Luke Skywalker : « La colère, la peur, l’agression : le côté obscur de la force. » Cette phrase a semblé futile à Kasparov. Le jeune Skywalker, pensait-il, aurait dû prendre une autre approche : attaquer Darth Vader, l’ennemi, sans aucun état d’âme, pour sauver ses amis.

Ceci résume la philosophie de vie de Kasparov. « Je crois, dans les échecs comme dans la vie, en ce que j’appelle l’avantage de l’attaquant’ . Il s’agit d’être agressif et de mener bataille contre votre ennemi. C’est une bonne chose non seulement parce que, généralement, cela fonctionne, mais aussi parce que vous apprenez quelque chose lorsque cela ne fonctionne pas. » 

« Perdre passivement vous enseigne peu de choses sur la situation à laquelle vous faites face ou sur vous-même. On n’apprend qu’en faisant, en essayant, en prenant des risques. Comment pouvez-vous savoir si vous êtes capable de gravir une montagne ou de démarrer une entreprise si vous ne prenez pas le risque ? Qu’apprend-on en n’essayant pas ? Rien. » 

Aux échecs, pour imposer son rythme à ses adversaires, Kasparov s’astreignait à des entraînements rigoureux. Il évaluait en profondeur différentes ouvertures de jeu et se donnait toujours de nouveaux objectifs pour ne pas cesser de faire des progrès.

Nous l’avons interrogé sur la façon dont il applique l’enseignement des échecs à son combat pour le respect des droits de l’homme.

Si vous deviez jouer aux échecs contre Poutine, que diriez-vous être sa philosophie de jeu ?

Garry Kasparov : « Poutine n’est pas du tout un joueur d’échecs, c’est un joueur de poker. Les échecs sont un jeu totalement transparent – les deux joueurs ont toujours toute l’information. Ce n’est pas la façon de faire de Poutine. Au fond de lui, il est un homme du KGB et il dissimule autant que possible. Comme au poker, la plupart de ses cartes sont cachées et il peut bluffer même s’il n’a pas de jeu. » 

« Comprendre votre adversaire n’est pas moins important que de calculer vos chances de succès. Les dirigeants du monde libre ont de bien meilleures « cartes » que lui – que ce soit militairement ou économiquement – mais Poutine bluffe avec ses mauvaises cartes et les fait s’incliner. »

Pour Kasparov, Poutine est un « tacticien opportuniste » – quelqu’un qui va d’opportunité en opportunité pour créer des situations lui permettant de servir ses intérêts. C’est ce qui a orienté son action en Syrie de façon à accentuer la vague de migration vers l’Europe afin de la fragiliser – celle-ci étant la principale menace à son régime, explique Kasparov.

« Le problème aujourd’hui est que les pays du monde libre attendent passivement ou réagissent à la hâte aux actions de Poutine ; ils jouent également tactiquement mais de la manière lente et faible. »

Pour expliquer son point de vue sur la passivité du monde libre, Kasparov prend l’analogie des lois de la physique. « C’est tout comme l’énergie qui ne peut être détruite : Quand les Etats-Unis par exemple quittent une région, d’autres y vont pour agir ; comme Poutine, Assad et l’Iran, qui veulent prendre au Moyen-Orient le pouvoir auquel les États-Unis ont renoncé. »

Pourquoi pensez-vous qu’une stratégie de neutralité est une erreur ?

« Il y a des ennemis qu’il vaut mieux avoir. Rester neutre dans un combat entre le bien et le mal signifie que le mal va gagner. Nous voyons cela très clairement aujourd’hui. L’index mondial des libertés a chuté pendant les neuf dernières années, et l’une des principales raisons à cela est que les États-Unis, un ancien champion de la lutte pour la démocratie et la liberté, ont décidé de devenir neutre, observateur passif. »

« De ce fait, les États-agresseurs ont profité de l’espace laissé vide. La neutralité protège peut-être vos soldats sur le court terme, mais rend le monde moins sûr à terme. Toutes les batailles que le monde libre essaie d’éviter aujourd’hui, de l’Ukraine à la Syrie, auront pour conséquence des batailles plus meurtrières, plus tard. »

« Aux échecs, on dit que le joueur qui a l’initiative doit attaquer, ou son avantage sera transféré à son adversaire. Autrement dit, il faut accroître son avantage ou le perdre. Depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, le monde libre a eu une immense fenêtre d’opportunité – militaire, économique, culturelle. Mais il a décidé de se réjouir au lieu d’utiliser cet avantage pour pousser les dernières dictatures à changer. Nous payons aujourd’hui le prix de cette auto-satisfaction. »

Dans votre lutte contre les dictatures, vous êtes allé à la frontière nord-coréenne pour lâcher un ballon rempli de tracts à destination des Nord-Coréens. Pourtant, la Corée du Nord n’est qu’une annexe du Parti Communiste chinois (PCC), ne pensez-vous pas qu’il soit stratégiquement plus important – si on veut résoudre le problème nord-coréen, de s’occuper d’abord du PCC ?

« Ma bataille avec la Corée du Nord est une bataille dans une guerre plus grande. Il est toujours important de faire ce qu’on peut, où qu’on soit. Stratégiquement, un assaut frontal sur le point le plus fort de votre ennemi réussit rarement. Il faut chercher des points de vulnérabilité et presser où l’on peut. La chute du cruel régime nord-coréen serait une perte douloureuse pour les dirigeants communistes chinois. Je pense aussi que Hong Kong, avec sa tradition démocratique, est un autre point de vulnérabilité du régime chinois. »

En 2013, Kasparov déjeunait avec David Keyes, aujourd’hui porte-parole du gouvernement israélien, et à l’époque directeur général de l’association Advancing Human Rights. Une idée intéressante est sortie du déjeuner entre les deux hommes. Kasparov a rappelé à Keyes qu’en 1984, la rue dans laquelle était localisée l’ambassade soviétique avait été renommée « Place Sakharov » en hommage à l’activiste. Peu après, la Russie avait permis à Sakharov et à sa femme de retourner à Moscou après des années d’exil.

Pendant ce déjeuner, nous avons « choisi nos cibles » expliquait Keyes à Epoch Times lors d’un entretien en 2014. « L’idée est de le faire pour tous les pays non-démocratiques qui persécutent les opposants : la Russie, la Chine, les pays arabes et les dictatures nord-africaines », explique Kasparov. « Même si c’est un acte symbolique, le symbolisme est souvent très important dans les guerres idéologiques. »

Pour Andrei Sakharov, une diplomatie basée sur les principes moraux était toujours la plus efficace. Il affirmait que se baser sur les principes et valeurs était la seule démarche constructive à long terme, alors que leur application hypocrite et sélective ne pouvait avoir que des résultats désastreux. Que pensez-vous de cette opinion ?

« C’est aussi vrai aujourd’hui que pendant la guerre froide. Sacrifier une position morale au nom de la realpolitik ne donne au mieux que des bénéfices à court terme. C’est comme construire un château sur du sable. Alors que si votre position est ferme et claire, vos alliés et vos ennemis savent à quoi s’en tenir. L’hypocrisie et la flexibilité des positions font hésiter vos alliés et renforcent vos ennemis. Cela conduit également à des politiques inefficaces allant dans un sens puis dans l’autre sans être guidées par les valeurs fondatrices des nations – comme ce que nous avons vu en Occident depuis la fin de la guerre froide. »

Pourriez-vous donner un exemple ?

« Le meilleur exemple de l’application d’une politique étrangère morale est la relation de Ronald Reagan avec l’URSS. Il critiquait ouvertement les dirigeants soviétiques sur la situation des droits de l’homme et demandait que celle-ci change. Dans le même temps, il était proche du peuple russe, nous soutenait moralement contre nos dirigeants au lieu de nous diaboliser et de nous considérer comme ennemis. »

« Reagan parlait à Gorbatchev, mais ne faisait pas de concessions, et il n’oubliait pas de mettre sur la table la liste des prisonniers politiques. C’est cette attitude autant que la situation économique qui ont levé le rideau de fer. Si l’Occident et ses dirigeants avaient été plus faibles, ils auraient fait des compromis pour obtenir de petites concessions qui auraient prolongé la vie de l’URSS pendant des années, et peut-être des dizaines d’années. »

Kasparov n’aime pas qu’on lui rappelle sa phrase lorsqu’il avait été battu par le robot d’IBM Deep Blue et avait dit : « Si on ne peut les vaincre, il faut se joindre à eux. » En tout cas, pas si elle doit servir à imaginer un rapprochement avec Poutine : « La comparaison ne fait aucun sens. Les hommes peuvent travailler avec les machines comme outils. Il n’y a aucune dimension morale ici, seulement des méthodes pour le travail et la performance. S’allier à une dictature après avoir ‘perdu’ contre elle serait une capitulation morale. Il n’y a pas de partenariat possible avec les dictatures, rien à y apprendre, rien qui fasse s’améliorer. En simplifiant à l’extrême, le bien est la liberté individuelle – tout ce qui l’empêche est mauvais. Je sais bien que la démocratie peut être chaotique, et que le marché libre produit des inégalités. Mais leur combinaison est à ce jour ce que nous avons découvert de mieux pour la paix et la prospérité. »

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