La Russie pourrait entraîner les Iraniens et les Chinois dans le conflit, et le jeu serait tout à fait différent, selon l’historien Philippe Fabry

Par Epoch Times
22 mars 2023 15:44 Mis à jour: 22 mars 2023 20:38

Philippe Fabry est avocat, historien du droit, des institutions et des idées politiques, et essayiste. Pour M. Fabry, le conflit entre l’Ukraine et la Russie est le prélude d’un conflit géostratégique de grande ampleur.

Epoch Times : Comment évaluez-vous la première année du conflit en Ukraine par rapport à ce que vous aviez anticipé, tant du point de vue russe qu’ukrainien ?

Philippe Fabry : L’invasion elle-même ne m’a pas surpris puisque je l’avais envisagée depuis plusieurs années. En revanche, j’ai effectivement été très surpris, comme beaucoup de monde, par la résistance ukrainienne qui a été remarquable. La mobilisation s’est faite très rapidement et les élites ont tenu : elles n’ont pas fui et ont décidé de combattre. Je pense d’ailleurs que la résistance ukrainienne, pour l’essentiel, vient de là, y compris dans les plus grands succès qu’elle a connus. D’abord l’échec des Russes autour de Kiev, et plus généralement l’échec des Russes qui ont donné l’impression de s’embourber tout seuls avec un plan mal ficelé. Mais ce qui a été le plus impressionnant, ce sont les contrattaques ukrainiennes de l’automne, en particulier autour de Kharkiv, qui ont montré une capacité ukrainienne à reprendre du terrain perdu.

Je pense aussi qu’on fait une erreur en Occident en attribuant beaucoup du succès ukrainien aux armes qu’on livre. C’est important, certes, mais je suis convaincu qu’en réalité, l’essentiel des succès ukrainiens est dû aux Ukrainiens : aux Ukrainiens en tant que peuple qui s’est mobilisé, qui s’est mis en armes et qui s’est rendu capable d’obtenir une supériorité numérique très importante sur les Russes.

L’autre grande surprise de cette année vient de la faiblesse et des contre-performances de l’armée russe. On attendait une armée russe très efficace, on ne l’a pas vu ; mais inversement, sur le plan économique, on s’attendait très rapidement à des problèmes économiques pour la Russie qu’on n’a pas vus non plus. Ces attentes permettaient d’envisager une guerre rapide, c’est finalement une guerre d’enlisement.

Pourtant, dans l’état actuel de la situation, je vois difficilement comment les Ukrainiens pourraient authentiquement gagner la guerre et reprendre ce qu’ils veulent reprendre. Ce qu’ils ont entrepris jusqu’à maintenant, notamment la contre-attaque de l’automne, a été possible grâce à leur mobilisation supérieure à celle des Russes et au fait qu’ils ont pu obtenir une supériorité numérique importante. Après la mobilisation russe, cet avantage peut difficilement être maintenu si on se dirige vers une parité numérique de part et d’autre.

Mais je ne suis pas sûr que la Russie puisse gagner militairement en Ukraine non plus. Pour autant, l’échec russe en Ukraine ne signifie pas que la Russie laissera tomber toutes les possibilités d’escalade qu’elle a en dehors, notamment dans les pays baltes.

Il n’est pas impossible que la Russie finisse par voir l’escalade comme le moyen nécessaire pour en finir avec la guerre dans laquelle elle s’est enlisée. C’est déjà arrivé dans l’histoire, notamment au Japon de 1941 qui était enlisé en Chine depuis des années et qui, au lieu de simplement laisser tomber, a décidé d’attaquer frontalement les deux premières puissances mondiales, l’Empire britannique et les États-Unis. Contrairement à ce qu’on me dit souvent, il n’est pas impossible que rechercher la confrontation directe avec l’OTAN soit vu comme une porte de sortie. D’autant plus que la Russie peut avoir l’impression qu’elle est en train d’entraîner une partie du monde avec elle dans cette confrontation, notamment les Iraniens et les Chinois, et qu’à partir de là, le jeu est tout à fait différent et qu’elle serait en mesure de gagner.

D’ailleurs au début de l’invasion, le soutien à la guerre côté russe venait principalement des personnes âgées, nostalgiques de l’URSS. Il semblerait que le soutien se soit élargi aujourd’hui, accompagné d’un discours complètement débridé et ultra agressif vis-à-vis de l’Occident…

Tout à fait. Il y a d’ailleurs eu une grosse erreur des médias occidentaux au moment de la mobilisation : quand on a vu plus de 700.000 personnes quitter la Russie, ils l’ont pris pour la preuve que Poutine n’est pas soutenu. Mais ce genre de départ a tendance à renforcer le régime parce que vous avez des éléments potentiellement opposants qui disparaissent du corps social puisqu’ils s’en vont. C’est très intéressant de prendre comme référence la guerre Iran-Irak : l’Iran a perdu pendant les huit années de guerre 2 millions de ses citoyens qui se sont exilés et qui faisaient souvent, comme en Russie d’ailleurs, partie de la couche sociale la plus éduquée, la plus à même de partir et de s’intégrer ailleurs… Ça n’a pas empêché l’Iran de tenir pendant huit ans et d’être plutôt en position de force à la fin.

Donc effectivement, le régime de Poutine est plus solide que jamais et à l’intérieur du régime, l’opposition qui a de plus en plus de voix et face à laquelle il faut se montrer crédible, c’est celle qui demande plus de guerre. Donc rien ne laisse supposer qu’il puisse y avoir un affaiblissement de la mobilisation.

D’autant plus que sur tous les plans, le pays se met vraiment dans une mentalité de guerre. Quand vous avez commencé à accroître votre capacité industrielle militaire, vous vous retrouvez avec un outil que vous avez envie d’utiliser. Le problème pour l’Europe et l’OTAN en général, c’est que même si la guerre finissait par s’enliser en Ukraine, la Russie aura un appareil militaire qui sera sous les drapeaux, en nombre et en capacité de production qui sera très supérieur à ce que c’était au tout début de la guerre et qui sera donc capable éventuellement d’agir sur d’autres terrains.

Comment voyez-vous la position française dans le conflit et ses évolutions au cours de l’année ?

Honnêtement, j’ai beaucoup de mal à voir ce qu’elle est parce que j’ai beaucoup de mal à comprendre ce que cherche le président Macron.

D’abord, il s’est laissé avoir en février dernier en croyant qu’il pouvait dissuader Poutine d’attaquer. Les services de renseignements français aussi ont eu des problèmes puisque Macron a limogé le chef du renseignement militaire dans les semaines qui ont suivi.

Depuis, on retrouve le fameux « en même temps » d’Emmanuel Macron : il faut que l’Ukraine gagne mais… on ne pourra pas battre totalement la Russie. Je pense au fond qu’il y a une incapacité à voir, ou à admettre, vers quoi se dirige ce conflit : c’est-à-dire, de manière évidente à mon avis, vers une très large confrontation à l’échelle mondiale entre les tenants de l’ordre international autour des États-Unis en gros, et de l’autre côté, ceux qui veulent remettre en cause cet ordre-là et qui voient bien que c’est l’occasion ou jamais, en particulier la Chine.

Justement, Emmanuel Macron devrait se rendre en Chine au mois d’avril, a priori pour demander à Xi Jinping de faire pression sur la Russie pour mettre fin à son agression de l’Ukraine. Au regard de l’attitude chinoise, on se demande si ce genre d’initiative ne participe pas de la même naïveté que face à Poutine avant-guerre.

Effectivement, ça n’a aucune chance de donner quoi que ce soit. La question que je me pose est la suivante : est-ce que c’est fait en connaissance de cause ? Le président français a-t-il compris que cela ne servait à rien, mais continue à agir ainsi pour d’autres raisons : maintenir l’image diplomatique de la France, avoir un certain statut au sortir du conflit, montrer qu’on a tout fait pour trouver une solution diplomatique ? Ce serait cynique mais au moins cela supposerait une certaine compréhension des enjeux… Ou est-ce qu’il y va en étant persuadé qu’il est possible de négocier quelque chose et auquel cas, cela relève d’une mécompréhension totale des mécaniques à l’œuvre.

Par rapport à l’Ukraine, je n’ai pas tellement de reproche à lui faire dans la mesure où il n’a pas négligé de soutenir l’Ukraine. C’est-à-dire que pour moi, le problème c’est qu’on s’est illusionné de ce que Poutine pourrait vouloir la paix. À aucun moment on a pris le parti de la Russie ou on a refusé de soutenir l’Ukraine. Certains coups ont été bien exécutés. On a notamment permis — sans envoyer nos propres chars parce qu’on en a peu — de pousser les autres à en envoyer en fournissant les AMX-30.

Peut-être aussi qu’il y a des échanges qui sont faits, par exemple entre Emmanuel Macron et le président Joe Biden, au cours desquels on demande à la France d’essayer d’avoir un rôle un petit peu plus centriste dans le conflit, pour ne pas laisser entièrement ce rôle à un pays comme la Turquie d’Erdogan.

Le sociologue russe Grigory Ioudine avait lui aussi prévu l’inévitabilité de la guerre. Selon lui, cette guerre se présente comme une guerre d’entraînement pour une grande guerre à venir. Il a dit que que la taille de l’armée russe augmente rapidement, que l’économie se réoriente vers les armes et que l’éducation se transforme en outil de propagande et de préparation à la guerre. Sur tous ces points, la situation chinoise est comparable : comme tous les ans, le budget militaire chinois augmente plus que le PIB, la restructuration de l’armée est conséquente et ils ouvrent des bureaux de recrutement un peu partout. Quant à l’éducation, on voit régulièrement des vidéos en Chine où les maternelles et les écoles primaires organisent des jeux de guerre pour les enfants — tenir des mitraillettes, lancer des grenades sur fond de discours ultra-patriotiques face à l’ennemi occidental décadent. Alors que le Général américain Mike Minihan a prédit un possible conflit dès 2025 avec la Chine, au lendemain de l’élection présidentielle à Taïwan dans son livre Mes tripes me disent que nous nous battrons en 2025, comment voyez-vous l’évolution du conflit ?

Je pense effectivement que la Chine se prépare aussi au conflit. Elle se prépare d’abord à soutenir la Russie à laquelle elle a livré pour l’instant, dit-on, surtout des gilets pare-balles et des casques. Mais elle pourrait aussi livrer des armes létales puisque le journal allemand Der Spiegel a indiqué que la Chine s’apprêterait à fournir des drones à la Russie. Depuis le début, vraisemblablement, la Chine permet à la Russie d’obtenir des composants pour son appareil militaro-industriel. Donc elle est déjà entrée dans le conflit comme soutien.

Par contre, je n’imagine pas tellement la Chine envoyer des soldats se battre en Ukraine. Cela me paraît exclu. En revanche, ce qui est très clair, c’est que la situation de la Chine va devenir encore plus précaire cette année. L’an passé, pour la première fois depuis 30 ou 40 ans, la croissance de la Chine a été inférieure à celle de la zone euro, ce qui est assez impressionnant. Les instituts chinois attendaient, je crois, une croissance de 5,5 %. Ils ont affiché une croissance de 3 %, ce qui est très en dessous de ce que la Chine attendait, en grande partie à cause de la politique anti-Covid de Xi Jinping. Mais pas seulement. Il y a le ralentissement mondial, etc. Il y a aussi un certain nombre de problèmes internes à la Chine qui sont apparus depuis que Xi Jinping a donné un tournant encore plus autoritaire au pouvoir. La politique anti-Covid aura des effets de long terme aussi parce qu’il y a des étrangers qui ne veulent plus investir en Chine, qui ne veulent plus aller en Chine pour surveiller leurs investissements de peur de se retrouver enfermés.

Dans les perspectives à long terme, il y a un autre sujet peu réjouissant : c’est le dépassement démographique par l’Inde qui a vraisemblablement déjà eu lieu. C’est important parce que c’est un élément considérable, sur le plan du prestige mondial, d’être le pays le plus peuplé du monde.

D’ailleurs, l’Inde récupère de plus en plus d’entreprises qui ne veulent plus produire en Chine, parce que cela devient trop cher ou pour les raisons que j’ai dites, parce qu’on estime que le système juridique n’est plus assez protecteur face au système politique.

Donc selon moi, je le dis souvent, la Chine se trouve un petit peu dans la situation qui était celle de l’Allemagne des années 1910, c’est-à-dire qu’elle se sentait sur le point de devenir la première puissance mondiale. Mais en même temps, elle sentait derrière elle une autre puissance qui grimpait, qui était d’ailleurs plus peuplée que l’Allemagne, et qui était la Russie. En 1914, il y avait l’idée dans les élites allemandes que c’était le moment de faire la guerre pour essayer de devenir la première puissance mondiale et régler la question d’un seul coup. Parce que le temps joue contre eux : les Russes finiraient par les dépasser et ils ne pourraient jamais doubler l’Angleterre.

Je pense que la Chine peut se voir dans la même situation par rapport à son ennemi : depuis 20 ou 30 ans elle se persuade qu’elle va détrôner les États-Unis. Mais là, elle commence à se rendre compte que rattraper les États-Unis devient compliqué — difficultés économiques, sanctions depuis Donald Trump — puis elle risque de se faire rattraper par l’Inde qui devient un petit peu la nouvelle Chine à l’échelle du monde.

Il peut donc y avoir ce sentiment d’une fenêtre d’action qui se rétrécit et pour les élites d’un pays qui est parmi les plus puissants du monde, c’est toujours extrêmement dangereux.

Les nombreuses confrontations qu’ils ont eues avec les Indiens depuis plusieurs années dans l’Himalaya viennent de cette préoccupation-là. C’est une obsession stratégique de faire de l’Himalaya une sorte de barrière pour le jour où il y aura 400 ou 500 millions d’Indiens de plus que de Chinois.

Cela s’explique aussi par la volonté chinoise de sécuriser ses accès aux hydrocarbures — en particulier iraniens — où elle a énormément investi et qui passent par le corridor sino-pakistanais. Le problème est que ce corridor passe par le Cachemire, disputé par le Pakistan et l’Inde. Les Chinois sont très frileux sur ce point.

Le corridor sino-pakistanais est vraiment très important pour la Chine, en particulier dans la perspective d’une confrontation avec les États-Unis. Si la Chine décide d’envahir Taïwan, elle sait qu’elle va entrer en quasi état de guerre avec les États-Unis et que ses approvisionnements dépendront en grande partie de ce contrôle de la mer. Il lui faut donc une espèce d’assurance vie, un approvisionnement minimal qui puisse arriver via le Pakistan. C’est pour cela que c’est extrêmement important. Aucune confrontation ne commencera autour de Taïwan tant que la Chine ne sera pas assurée que ce corridor-là est parfaitement sécurisé. Donc, le changement de statut du territoire par les Indiens a beaucoup inquiété les Chinois et c’est cela qui a donné lieu à la grande confrontation de 2020 avec l’armée chinoise où il y a eu des morts, où ils se sont battus sur la frontière à coups de bâtons cloutés pour éviter d’entrer véritablement en état de guerre.

Mais ils ont accumulé des troupes de part et d’autres qui sont l’équivalent de ce qu’étaient les troupes russes à la frontière ukrainienne la veille de l’invasion. Donc c’est une vraie confrontation qui se met en place là-bas. Et cette situation continue d’empirer aujourd’hui parce qu’il y a une espèce de désescalade qui n’en est pas une puisqu’en fait ce sont les Indiens qui ont reculé pour l’essentiel : ils ont accepté de faire une zone tampon, mais chez eux. Donc c’est quelque part la Chine qui a gagné et les nationalistes indiens sont vent debout.

Une autre bonne raison de penser que les Chinois vont encore avoir des sueurs froides à propos du corridor sino-pakistanais vient du fait que le Pakistan est aujourd’hui en quasi-faillite et dans une grande instabilité politique interne depuis qu’Imran Khan a été renversé par une motion de censure. Sans parler du Gilgit-Baltistan qui est en train de se révolter, de multiplier les manifestations contre le Pakistan, contre la Chine aussi, parce qu’ils vivent très mal ce corridor sino-pakistanais. Ils pensent que les Chinois prennent les meilleures terres et le travail. Ils sont dans une situation très difficile d’approvisionnement en eau, en énergie, en nourriture et on a vu des manifestations lors desquelles ils ont commencé à réclamer leur rattachement à l’Inde, ce qui n’est pas arrivé depuis 1947.

En réponse à ces manifestations, la presse indienne commence à suggérer de lancer « une opération militaire spéciale ». Le vocable est le même que celui employé par Poutine, mais en direction du Gilgit-Baltistan. Cela signifierait couper le corridor sino-pakistanais et la Chine ne pourrait pas laisser faire sans réagir.

C’est donc très difficile de savoir ce qui va se passer. Mais la confrontation entre l’Inde et la Chine est juste devant nous et on voit de plus en plus d’espaces dans lesquels elle pourrait s’engouffrer.

Au final, le basculement de l’Inde vers l’Occident est le plus vraisemblable puisque malgré ses liens avec la Russie, il n’y a aucune chance qu’elle se retrouve dans le camp de la Chine. Cela me paraît impossible. D’ailleurs on commence à voir des articles dans la presse libérale indienne qui souhaitent que l’Inde se rapproche de l’Occident parce que c’est là que vont ses intérêts, en particulier dans l’idée de devenir la nouvelle Chine. Si on veut être la nouvelle Chine, il faut prendre ses clients, c’est-à-dire d’abord et avant tout l’espace euro atlantique.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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