« Les poumons de la terre » : le combat des Indonésiens pour sauver leurs tourbières
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Le 10 juin 2025 des villageois de Lebung Itam participent à un rassemblement contre les plans de conversion de tourbières dans leur village en zone de concession d’entreprise pour des plantations, près du bureau local de l’agence foncière à Palembang, au sud de Sumatra.
Pralensa, militant écologiste indonésien, navigue entre les tourbières du sud de l’île de Sumatra. Mais pour combien de temps encore ? Ces écosystèmes essentiels, qui retiennent le dioxyde de carbone, pourraient bientôt disparaître.
Le 10 juin 2025, Pralensa, du village de Lebung Itam, lors d’un rassemblement contre les plans de conversion de tourbières en zone de concession d’entreprise pour des plantations, devant le bureau de l’agence foncière locale à Palembang, Sumatra du Sud. (YASUYOSHI CHIBA/AFP via Getty Images)
Sa rame soulève une riche matière organique dans l’eau saumâtre, preuve de la présence de multiples couches de matière végétale qui font des tourbières des réserves essentielles à la biodiversité.
Le 11 juin 2025, un homme pousse sur sa perche le long d’un canal local construit pour naviguer à travers la forêt de tourbières à Lebung Itam, dans le sud de Sumatra. (YASUYOSHI CHIBA/AFP via Getty Images)
Seules 18,4% des tourbières indonésiennes encore intactes
L’Indonésie, qui abrite le plus grand nombre de tourbières tropicales dans le monde, perd rapidement cet écosystème mal connu.
Les conséquences sont locales (habitants, faune) et globales : les tourbières asséchées libèrent de grandes quantités de dioxyde de carbone, contribuant au réchauffement climatique.
Le 11 juin 2025, une vue aérienne des canaux divisant la forêt de tourbières (à g.) et une plantation d’acacia à Lebung Itam, au sud de Sumatra. STR/AFP via Getty Images)
Selon une étude de 2023, seules 18,4% des tourbières indonésiennes sont encore « intactes », de vastes étendues laissant place à des plantations de palmiers à huile ou de bois.
C’est le sort qui attend, selon Pralensa, une grande partie des tourbières autour de son village de Lebung Itam.
Drainer les tourbières pour planter des arbres
Ses habitants affirment que l’entreprise d’huile de palme Bintang Harapan Palma (BHP) a déjà commencé à creuser des canaux pour drainer les tourbières en vue d’y planter des arbres.
Le 11 juin 2025, une vue aérienne de maisons en swiftlet construites pour la récolte de nids par des membres de la communauté locale à la limite entre la forêt de tourbières et une plantation d’acacia, également dans le but de décourager l’expansion de la plantation à Lebung Itam, au sud de Sumatra. (STR/AFP via Getty Images)
« Ils ont déjà des droits sur cette terre »
« Nous avons protesté (…) Nous leur avons dit que c’était une zone gérée par la communauté », explique Pralensa, qui, comme de nombreux Indonésiens, ne porte qu’un seul nom. Mais « ils affirment qu’ils ont déjà des droits sur cette terre ».
Le 11 juin 2025, un canal construit qui traverse la forêt de tourbières et près d’une plantation d’acacia à Lebung Itam, dans le sud de Sumatra. (YASUYOSHI CHIBA/AFP via Getty Images)
Contactée par l’AFP, BHP n’a pas réagi dans l’immédiat.
Le 11 juin 2025 une vue aérienne d’un canal coupant à travers la forêt de tourbières près d’une plantation d’acacia à Lebung Itam, dans le sud de Sumatra. (STR/AFP via Getty Images)
Des écosystèmes vitaux
Bien que les tourbières ne couvrent que 3% de la surface de la planète, elles stockent environ 44% de tout le carbone enfermé dans le sol.
Ce sont également des écosystèmes vitaux, qui abritent en Indonésie des orangs-outans en voie de disparition ainsi que des espèces économiquement importantes comme les poissons.
Une orang-outan femelle secourue attend de la nourriture sur une île sanctuaire entourée d’une rivière où des orangs-outans non libérables sont protégés à vie au Centre de réhabilitation des orangs-outans Samboja Lestari géré par la Fondation pour la survie des orangs-outans (BOS) à but non lucratif à Samboja, dans l’est de Kalimantan, le 12 juillet, 2024. (YASUYOSHI CHIBA/AFP via Getty Images)
« Depuis notre naissance, nous sommes conscients de cette tourbière, nous la rencontrons à chaque instant, chaque jour », ajoute Pralensa qui évoque « un lien spirituel » avec ces étendues humides.
Asséchée, la tourbe est hautement inflammable
Les tourbières indonésiennes ont été depuis longtemps converties à l’agriculture, avec de graves conséquences. Asséchée, la tourbe est hautement inflammable et le feu peut se propager sous terre et se rallumer à volonté.
Le phénomène a été l’une des principales causes des incendies de 2015 en Indonésie, qui ont ravagé une zone représentant environ 4,5 fois la superficie de l’île de Bali. Ils ont coûté au pays environ 13,7 milliards d’euros, soit environ 2% du PIB du pays, selon la Banque mondiale.
Un incendie brûle des tourbières et des champs dans le district d’Ogan Ilir le 3 octobre 2015 à Palembang, Sumatra du Sud, Indonésie. Ulet Ifansasti/Getty Images)
« La faiblesse de la surveillance et de l’application de la loi »
Face à ces incendies, un moratoire sur les nouvelles concessions de tourbières a été réclamé. Une réglementation a interdit plusieurs activités à risque, notamment le brûlage et l’assèchement des tourbières.
Mais « la faiblesse de la surveillance et de l’application de la loi permet à l’exploitation des tourbières de continuer », déplore Wahyu Perdana, responsable de l’ONG Pantau Gambut.
Contacté par l’AFP, le ministère indonésien de l’Environnement n’a pas réagi dans l’immédiat.
Des responsables pour ces incendies
Et des incendies se produisent encore « presque chaque année », témoigne Rohman, un agriculteur du village de Bangsal, à l’ouest de Lebung Itam.
Le 10 juin 2025 Rohman, un cultivateur de riz de Bangsal qui est l’un des plaignants poursuivant en justice trois entreprises accusées d’avoir causé des incendies de tourbières, à Bangsal, dans le sud de Sumatra. (YASUYOSHI CHIBA/AFP via Getty Images)
Les habitants de Bangsal qui pouvaient autrefois compter sur de vastes zones humides pour nourrir leurs buffles, ont vu les plantations pousser. Des pièges à poissons, ainsi que de petites rizières, fournissaient un revenu complémentaire, qui a disparu.
Les infrastructures autour des plantations empêchent l’eau de s’écouler correctement, ce qui complique la plantation du riz. A cela s’ajoute chaque saison le nuage de fumée résultant des brûlis.
La brume des incendies de forêt est visible vers Rumbai-Caltex dans la province de Riau en août. 17, 2005, île de Sumatra, Indonésie. (Dimas Ardian/Getty Images)
« Il est difficile de faire quoi que ce soit » quand ce nuage plane, confie Rohman, avec une visibilité parfois de quelques mètres seulement.
Trois entreprises juridiquement responsables
Rohman, 52 ans, est l’un des nombreux habitants qui ont déposé une plainte concernant les incendies.
Ils soutiennent que trois entreprises possédant des plantations de bois à proximité de tourbières étaient juridiquement responsables des impacts sanitaires, économiques et sociaux des incendies.
Déposer cette plainte n’a pas été une décision facile, explique Marda Ellius, institutrice à Bangsal, qui affirme qu’une entreprise citée dans l’affaire lui a offert de l’argent si elle retirait sa plainte.
Le 10 juin 2025, Marda Ellius, l’une des plaignantes dans le procès contre trois entreprises accusées d’avoir causé des incendies de forêt, sur un hamac à côté du marais tourbeux saisonnièrement sec à Bangsal, au sud de Sumatra. (YASUYOSHI CHIBA/AFP via Getty Images)
« J’ai toujours pensé que, depuis le début, j’agissais pour l’environnement, pour beaucoup de gens », confie-t-elle. « J’ai choisi de continuer ».
L’AFP n’a pu joindre les entreprises citées dans la plainte. Contactée par l’AFP, Asia Pulp & Paper (APP), l’une des plus grandes entreprises indonésiennes de papier, qui se fournit auprès des trois entreprises, n’a pas répondu.
Le 4 novembre 2007 des personnes travaillent dans une plantation d’acacia appartenant à l’usine du géant de la pâte et du papier Asia Pacific Resources International Holdings Limited à Pangkalan Kerinci, près de Pekanbaru, Riau. En Indonésie, le principal facteur de destruction des tourbières est l’appétit du monde pour le bois, la pâte et l’huile de palme. (AHMAD ZAMRONI/AFP via Getty Images)
Appel contre le rejet de la plainte par le tribunal
Au début du mois, un tribunal local a rejeté la plainte, affirmant que les plaignants n’avaient pas qualité pour agir.
Le 10 juin 2025 des villageois de Lebung Itam participent à un rassemblement contre les plans de conversion de tourbières dans leur village en zone de concession d’entreprise pour des plantations, devant le bureau local de l’agence foncière à Palembang, Sumatra du Sud. (YASUYOSHI CHIBA/AFP via Getty Images) )
Le groupe s’est engagé à faire appel de la décision et les villageois de Bangsal font pression sur le gouvernement local pour obtenir une meilleure protection de leurs dernières tourbières.
« Si nous la protégeons, la nature nous protégera également »
« La tourbe humide, c’est comme les poumons de la terre », assure Muhammad Husin, habitant de Bangsal et éleveur de buffles. « Nous devons protéger la nature, et nous pouvons espérer que si nous la protégeons, la nature nous protégera également ».