L’Éthiopie, miroir de notre temps ?

29 décembre 2016 12:36 Mis à jour: 31 décembre 2016 17:59

Wani Maha (nom d’emprunt) est doctorante en France et travaille sur la lutte antiterroriste dans la corne de l’Afrique – dont l’Éthiopie. Nous avons pu rencontrer sa famille lors d’une projection publique du film « Transcender la peur – l’histoire de Gao Zhisheng ». En septembre, elle a eu un entretien avec un journaliste bloggeurs, Befeqadu, arrêté par la suite par le régime éthiopien. Le gouvernement éthiopien a déclaré l’état d’urgence le 9 octobre pour faire face à la révolte sociale qui traverse le pays et l’a utilisé pour arrêter des milliers de personnes s’opposant au régime. Voici son témoignage.

 

Le 11 novembre, j’ai appris que mon ami a été arrêté.

Pendant que le monde a les yeux rivés sur Mossoul, Raqqa et Trump, en Éthiopie le régime mène une répression à huis clos contre toutes les voix dissidentes, dans l’ignorance générale.

J’ai rencontré Befeqadu à Addis-Abeba il y a 2 mois de cela alors que je l’interrogeais sur l’adoption de la loi antiterroriste par l’Éthiopie en 2009, sa teneur, ses conséquences, et les schémas de répression qui en découlent.

Il m’a alors été donné de percevoir l’abomination d’un régime qui ne cesse de se durcir depuis qu’il a accédé au pouvoir en 1991 et dont les efforts développementalistes, qui lui valent un des meilleurs taux de croissance économique en Afrique, n’ont d’égal que la chasse méticuleuse qu’il mène aux critiques de sa politique. Et également la colère et la résistance d’une génération qui, déçue des promesses non tenues de libéralisation et de répartition équitable des gains de la croissance, refuse que leur soif de libertés ne se laisse enfermer dans un système qui ne leur laisse que deux options : participer à la marche forcée d’un régime autoritaire ou l’exil.

Cette génération, Befeqadu et ses amis en font partie. Ils ont créé « Zone9 » un collectif de blogueurs dont les posts sur la situation politique, économique et sociale du pays rencontrent un écho certain sur les réseaux sociaux éthiopiens.

De la détention, de la torture, de l’injustice d’être traités comme des criminels alors qu’ils ne réclament que le droit de pouvoir s’exprimer librement, ils en savent déjà beaucoup pour avoir passé un an et demi en prison d’où ils ont été libérés en 2015 après avoir été acquittés des accusations de « terrorisme » qui pesaient sur le collectif.

De cette expérience, qui indubitablement les a meurtris, ils en parlent librement, souvent avec humour et auto-dérision, toujours avec une résilience qui, encore lorsque j’y pense aujourd’hui, ne cesse de m’interpeller.

Dans une interview avec un journaliste de la BBC, Befeqadu a dit: « Je souris parce que c’est la seule manière que j’ai de dissiper les douloureux souvenirs de la torture ».

Voilà qui fait peur au régime de Hailemariam Dessalegn. Et je le comprends. Car rien ne semble pouvoir altérer la force tranquille et la détermination qui émane de ces Zone9ners.

Ils ne se contentent pas de réclamer plus de libertés, ils sont liberté. Telle une idée qu’il est impossible de mettre en bouteille, leurs âmes ne se capturent pas. Pas même par la détention ni la torture.

Nous avons à apprendre des régimes autoritaires. Mieux que n’importe quel démocrate, ils savent reconnaître les moindres ferments de liberté et mieux que quiconque, ils saisissent leur puissance transformatrice.

L’instrumentalisation politique des législations antiterroristes

Mon ami et ses amis, de par leur activisme, sont les cibles de ce qui se fait de mieux aujourd’hui dans l’arsenal sécuritaire qui se déploie à l’échelle de la planète depuis le 11 septembre 2001.

Si l’on prenait le temps de regarder ce qui se passe en Éthiopie, on comprendrait que ce qui s’y joue reflète les pires travers de ce que l’on appelle la « lutte contre le terrorisme ».

En 2009, le gouvernement de Meles Zenawi adopte l’Antiterrorism proclamation ou ATP qui, selon un refrain maintes fois entonné pour légitimer des législations dérogatoires au droit commun, est censé donner les moyens adéquats à l’État pour faire face à la menace terroriste. En l’occurrence, en Éthiopie il s’agit de la menace représentée par les Shabaabs, un groupe radical islamiste qui sévit en Somalie voisine.

Ainsi, là où dans nos démocraties, de nombreuses voix ne cessent de mettre en garde contre une utilisation toujours plus étendue des mesures antiterroristes et contre leur instrumentalisation à des fins politiques, cela s’est déjà produit en Éthiopie.

À vrai dire, le gouvernement n’a même pas fait semblant de lutter contre les Shabaabs avec l’ATP. Tout en s’inspirant des législations antiterroristes occidentales et en inscrivant l’ATP dans la « guerre mondiale contre le terrorisme », il a produit une loi taillée sur mesure pour réduire au silence les voix dissidentes, à l’aide d’un discours qui amalgame « opposition » et « terrorisme ».

Jusqu’à présent, cette législation n’a traîné devant les tribunaux que des membres de l’opposition, des journalistes, des défenseurs des droits humains et des blogueurs. Et face à la sévérité des condamnations, elle a poussé sur les routes de l’exil nombre d’entre ceux qui pouvaient également se sentir concernés.

C’est dans ce contexte que les Zone9ners ont été emprisonnés en 2014.

L’état d’exception, signal de l’impuissance des régimes

Aujourd’hui, alors que la « lutte contre le terrorisme » s’embourbe et ne nous propose que la guerre infinie en guise d’horizon, les États constatent jour après jour l’inefficacité des lois antiterroristes à endiguer le phénomène incriminé.

Ils sont alors de plus en plus nombreux à déterrer et dépoussiérer des profondeurs de leur législation un outil qui a le pouvoir de se généraliser au fonctionnement d’une société toute entière, des mesures extraordinaires portant atteinte aux droits et aux libertés : l’état d’urgence, « emergency law » ou état d’exception. Il s’agit d’une étape supplémentaire dans cette fuite en avant sécuritaire qui, au nom de la « guerre contre le terrorisme », ne cesse d’institutionnaliser et de consolider des réflexes autoritaires mobilisables par tous les régimes qui y ont recours.

Et là encore l’Éthiopie joue comme un amplificateur de ces tendances.

Peu le savent mais le gouvernement éthiopien, le 9 octobre, a décrété un état d’urgence pour une durée de 6 mois dans le but d’affronter la contestation qui menace la survie du régime.

Beaucoup de mesures étonnent dans leur « non-événement » : il s’agit d’interdire ce qui créerait de la mésentente et des troubles entre les individus; la communication avec des « groupes terroristes » ; les rassemblements et les manifestations non autorisées ; les blocages de routes ; les dommages causées aux infrastructures ; les atteintes à la souveraineté et à l’ordre constitutionnel ; le soutien a des activités illégales… Autant d’actes déjà condamnés par le code pénal.

Alors pourquoi rassembler en un nouveau texte des mesures qui sont déjà prévues dans le droit ordinaire et dans les récentes lois antiterroristes ?

Il me semble qu’aujourd’hui, déclarer un état d’urgence, ce n’est pas seulement se saisir d’un outil juridique différent pour soi-disant faire face au « terrorisme », ce n’est pas seulement franchir un pas de plus dans l’institutionnalisation et la normalisation de règles attentatoires aux droits, mais cela sonne également comme un signal politique.

Cela est le signe de régimes aux abois, impuissants et incapables à trouver une solution à ce qui les met en danger et qui annoncent par là le déclenchement d’une répression aveugle et indiscriminée, libérée de tous les gardes-fou juridiques, sous couvert d’un état d’urgence nécessaire, car prétendant lutter contre le « terrorisme ». Cela est l’assurance que personne ne contestera à priori les mesures et les pratiques mises en œuvre.

Et l’Éthiopie est un exemple de ce que nous réserve de pire ce paradigme. Depuis la proclamation de l’état d’urgence, ce sont des arrestations et des détentions arbitraires de masse qui ont lieu : 11 000 personnes croupissent déjà dans les prisons, sans possibilité de contester la légalité de leur détention, parce qu’état d’urgence oblige. Par ailleurs, les « camps de réhabilitation » qui existent depuis longtemps, fonctionnent à plein régime : ce sont des lieux où les captifs sont torturés en étant soumis à des exercices physiques dont l’objectif est de venir a bout de leurs résistances pour qu’ils acceptent l’autorité de l’État et de la constitution.

C’est donc l’occasion pour le régime de régler ses comptes avec les journalistes, les blogueurs et les membres de l’opposition encore en liberté, si bien que chaque jour apporte son lot de nouvelles disparitions ou condamnations dans leurs rangs.

Befeqadu en faisait partie. Il a été arrêté le 11 novembre et a été accusé d’avoir donné une interview au site d’information « Voice of America » dans laquelle il critique l’état d’urgence. Il est surtout clair que le gouvernement attendait de pouvoir se saisir du moindre prétexte pour l’incriminer depuis sa libération en 2015, lorsque les charges pour « terrorisme » avaient du être abandonnées.

Et je crains que maintenant qu’ils lui ont mis la main dessus, envisager sa libération est un horizon incertain. L’état d’urgence leur permet de le détenir sans le présenter devant un juge et ce jusqu’à la fin de l’état d’urgence. Or nous savons maintenant, en regardant vers les pays qui ont déjà eu recours à un état d’exception, que la dynamique de gouvernement propre aux états d’exception tend à leur extension bien au delà de la période prévue initialement.

En Éthiopie, la tristement célèbre prison de Qilinto comptant un grand nombre de prisonniers politiques et de conscience, se répartit en 8 zones. La 9ème zone à laquelle fait référence le nom du collectif de blogueurs de mes amis, renvoie au pays dans son ensemble, en tant que prison à ciel ouvert. Chaque jour qui passe, les activistes, les défenseurs des droits humains, les journalistes, les blogueurs, les gens ordinaires, vivent un quotidien fait de peurs et d’incertitude, redoutant à chaque instant d’être jetés dans une des infâmes prisons du régime. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs, comptent plus d’amis en détention qu’en liberté.

Il est temps d’arrêter de regarder ce pays uniquement sous l’angle de la « succes story » économique, mais de le voir pour ce qu’il est : un de ces régimes autoritaires qui asphyxie l’ensemble de son peuple, et ce avec la bénédiction des grandes puissances internationales qui en ont fait un partenaire stratégique dans le domaine économique et sécuritaire en Afrique.

Note de la Rédaction : À l’heure de la publication de cet article, Befeqadu a été libéré avec 9000 autres personnes, les places libres de détention ayant aussitôt été pourvues par 10 000 autres arrestations.

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