Michel Maffesoli: « Dans les mouvements sociaux, il y a une insatisfaction beaucoup plus spirituelle qui est en jeu »

Par Ludovic Genin
22 mars 2023 12:17 Mis à jour: 4 octobre 2023 09:43

Michel Maffesoli est professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France. Il est l’auteur de la Logique de l’assentiment aux éditions du Cerf, dans lequel il affirme que nous abordons une nouvelle époque marquant la fin de la modernité et la fin de l’idéal du progrès, nés avec la philosophie des Lumières.

Selon le philosophe et sociologue, la modernité s’est construite sur un dépassement du passé et une négation du présent, nourris par l’individualisme et la critique systématique. Alors qu’aujourd’hui, dans une période qu’il qualifie de crépusculaire, nous revenons à une sagesse populaire immémoriale et à un retour au sacré, précurseurs des valeurs de la nouvelle époque.

Epoch Times: Bonjour Professeur Maffesoli, pourquoi est-ce important de toujours revenir à la réalité pour comprendre l’époque que nous vivons ?

Michel Maffesoli: Vous venez d’employer le mot qui est pour moi le plus important, le réalisme. La vieille tradition moderne européenne a été influencée par la conception hégéliano-marxiste, c’est-à-dire que ce qui était important, c’était uniquement les idées. Hegel montre comment, dans une filiation de Platon, ce sont les idées qui sont importantes, alors que saint Thomas d’Aquin — et c’est pour cela que je suis intéressé par son œuvre, s’appuie plutôt sur les travaux d’Aristote. Aristote avait montré qu’il était important de montrer la conjonction entre la raison et l’essence. Selon la grande formule de saint Thomas d’Aquin, « il n’y a rien dans l’intellect qui n’est d’abord été dans l’essence ». Cette conjonction, je l’ai apprise de saint Thomas d’Aquin, c’est pour cela que je dis être thomiste. Voilà ma règle depuis une quarantaine d’années, réfléchissant sur la vie quotidienne et ayant créé à la Sorbonne un Centre d’études sur l’Actuel et le Quotidien.

On ne peut comprendre la société que si, à côté des idées, nous voyons la vie quotidienne, la vie réelle, la vie sensible. J’ai écrit sur le sujet un de mes livres qui s’appelle Éloge de la raison sensible. Il faut retenir cette idée de la conjonction de l’esprit et des sens, de la raison et des sens. Alors que toute la vieille tradition un peu française, cartésienne, et puis par après ce qui a été la philosophie hégélienne, ont fait une distinction entre les deux.

Quels ont été vos maîtres à penser et qu’a-t-on perdu de l’enseignement universitaire depuis le milieu du XXe siècle ?

J’ai bien sûr eu plusieurs maîtres. Il y en a deux qui m’ont influencé. L’un à Strasbourg, quand je faisais mes études de philosophie et de sociologie, un sociologue du politique qui s’appelait Julien Freund et qui a créé un des premiers instituts de polémologie, c’est-à-dire l’étude des conflits et des guerres. Par après, quand il est parti à la retraite, il m’a donné la direction de cet institut. Un autre plus important à bien des égards, est Gilbert Durand, qui était également professeur à Strasbourg et spécialiste de l’imaginaire sous ses diverses formes. Il a montré l’importance de l’imaginaire et de la mythologie. Ce sont ces deux pistes qui ont aiguillé tous mes livres, j’en ai écrit maintenant une quarantaine. Il s’agissait à la fois de réfléchir sur la politique, dans le sens de la cité et sur cette idée de Gilbert Durand donnant de l’importance aux mythes et aux symboles. Voilà mes deux grandes influences.

Je suis d’une génération où il y avait cette transmission, nous avions des maîtres d’armes. Le mot transmission — on peut dire tradition en latin, tradere, veut dire « ce qui a été donné ». Je le transporte, voilà la tradition. De fait, il y a actuellement une espèce de déperdition de cette transmission, tout simplement parce que les professeurs ont perdu cette belle idée qu’il fallait avoir quand on venait pour transmettre. Il s’agissait de donner ce que l’on avait appris des autres. Bertrand de Chartres, qui était un théologien du XIIIe siècle, disait: « Il faut se hisser sur les épaules des géants ». Une formule simple qui traduit bien comment se situe la transmission dans cette perspective de tradition. On a oublié que le rôle de l’université était aussi de transmettre une culture plutôt qu’exclusivement des savoirs techniques, et que c’était cela l’avantage et la spécificité de l’université française.

Dans « La Logique de l’assentiment », vous affirmez que nous sommes dans une période de mutation épochale marquant la fin de la modernité. Quelles sont les valeurs émergentes de cette période ?

Ce qui s’est élaboré au XIXe siècle et qui était le sujet de ma thèse d’État dans les années 70, est une espèce de conception progressiste du monde, un mythe du progrès. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que l’humanité serait partie d’un point A de barbarie et allait arriver à un point B de civilisation absolue. Voilà ce qu’est cette sorte de progressisme. Aujourd’hui, il faut être progressiste, sinon on est réactionnaire à la grande idéologie du moment. À l’opposé de cela, il y a Gilbert Durand qui a montré qu’il existait au contraire des époques. En grec, le mot « époque » veut dire « parenthèse ». Alors une parenthèse, ça s’ouvre, et une parenthèse, ça se referme.

De mon point de vue, ce qui est en gestation actuellement, c’est la fin de l’époque moderne, de la parenthèse moderne, ce qui a commencé avec le XVIIe siècle avec Descartes, ce qui s’est conforté avec la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle, et ce qui s’est systématisé au travers des grands systèmes sociaux du XIXe de type socialisants. Voilà une époque, ça dure trois siècles, trois siècles et demi. Ce n’est pas la première fois qu’une époque s’achève, il y a eu d’autres époques qui se sont achevées et d’autres sont en train d’émerger. Je suis de ceux qui appellent cela la postmodernité. Entre deux époques, il y a toujours des périodes, c’est ce que nous vivons actuellement, une période crépusculaire où l’on pressent ce qui est en train de s’achever, les valeurs qui sont en train de s’achever, et celles qui sont en train de naître.

Dans cette période, il y a un décalage entre la société officielle, les pouvoirs politiques, les journalistes, les experts qui restent sur les valeurs qu’on est en train de quitter et la société officieuse, en particulier les valeurs des générations juvéniles, les jeunes générations qui elles, pressentent bien que tout cela est fini.

Les grandes valeurs modernes, ce sont l’individualisme, le rationalisme et le progressisme. On voit bien comment la philosophie de Descartes, la philosophie des Lumières, les grands systèmes socialisants du XIXe siècle, ont élaboré leurs institutions à partir de ces trois valeurs. De ce trépied, même un grand philosophe pour qui j’ai beaucoup d’admiration, Michel Foucault, a montré comment s’élaboraient les institutions au XIXe siècle.

Ça, c’est en train de cesser. Ça continue à rester officiel, mais à bien des égards, ce sont des valeurs qui ne fonctionnent plus. C’est pour cela que je parle de mutatio », car il est en train de se transmettre quelque chose d’autre, qui est d’une certaine manière à l’état naissant. Bien d’autres valeurs sont en gestation.

J’ai rendu attentif dans les années 80, dans mon ouvrage Le temps des tribus, du fait de montrer l’importance des tribus, du passage du « Je » au « Nous », non plus simplement l’individualisme ou le rationalisme, qui ont été la grande marque de Descartes, de la philosophie des Lumières et de la société moderne, mais au contraire le retour de l’émotionnel. Ce que j’ai appelé la raison sensible, c’est-à-dire une cause qui n’est plus simplement le progrès ou le futur, mais celle de vivre au présent. On voit bien comment, de diverses manières, le tripod moderne est en train d’être remplacé par le tripod que je viens d’indiquer, le « Nous » à la place du « Je », l’émotionnel ou le sensible à côté de la raison et l’importance du présent. Comment s’attacher au présent, à ce que je vis quotidiennement avec d’autres que moi, voilà un peu le glissement d’une époque à une autre.

La Logique de l’assentiment de Michel Maffesoli (Éditions du Cerf)

En quoi la fin de l’idéal moderne du progrès aboutit-elle à une séparation entre les élites et le peuple ?

Je l’ai dit tout à l’heure en donnant deux mots très simples : la société officielle et la société officieuse. Pour le dire d’une manière métaphorique, les astrophysiciens nous montrent qu’on ne voit pas pendant longtemps la lumière d’une étoile morte, même si le foyer a cessé d’exister, on continue à voir cette lumière. Pour moi, c’est ce qui est en gestation actuellement. C’est-à-dire que les Lumières, la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, sont devenues à bien des égards des lumières, que j’appelle, clignotantes et qui perdent de leur valeur. Pourtant les élites, sous leurs diverses modulations, continuent à faire référence à ces valeurs et à parler d’elles. Il suffit d’écouter les hommes politiques — et le président actuel en est un bon exemple, pour entendre parler du progrès. Il faut être un homme du progrès. Pour la science aussi, il faut mettre l’accent sur la science rationaliste. Les élites restent sur ces valeurs et ma définition des élites est simple : ce sont ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, c’est-à-dire ceux qui ont le monopole de l’action et de la parole.

Nietzsche avait cette expression, il disait que « les vraies révolutions avancent sur les pas des colombes, à bas bruit ». Ce que d’autres sociologues ou philosophes allemands appelaient le « roi clandestin » de l’époque. Pour moi, le roi clandestin, au-delà encore une fois des élites, c’est plutôt le Nous. C’est à bien des égards, le vrai Soi. J’emprunte cette expression à Carl Gustav Jung qui montre que ce n’est pas le petit soi individuel qui est important, mais c’est la relation à la nature, la relation à la tribu, au groupe, à la communauté, etc. C’est ce Soi qui me paraît important, mais qui n’est pas admis ou accepté par la société officielle, bien qu’il soit vécu par la société officieuse.

Et donc du coup, il va y avoir cette circulation d’une élite qui reste sur les grandes valeurs modernes et d’un peuple qui est en train de chercher, de se rendre compte qu’il y a d’autres types de valeurs qui sont en gestation.

Quel regard portez-vous sur l’obligation de l’écriture inclusive dans certaines facultés, dont la Sorbonne ou Science Po Grenoble ?

C’est ce qu’on peut appeler le wokisme. Cette attitude d’écriture inclusive ou de manifeste d’une accentuation sur le genre, le sexe, la couleur de la peau, etc. je l’aborde dans un livre qui est paru récemment, Le temps des peurs. J’ai un chapitre précisément sur le wokisme, indiquant que, dans le fond, le wokisme n’est que la fin de la philosophie des Lumières, la caricature de l’universalisme. Là, en la matière, c’est universaliser le genre, le sexe, la couleur de la peau, etc.

L’écriture inclusive ne fait que traduire explicitement cette universalisation. Quand quelque chose est à l’état de fin de course, puisque j’ai cité tout à l’heure Julien Freund, spécialiste des guerres, il y a ce qu’on appelle les combats d’arrière garde. Quand une armée pressent qu’elle a perdu, elle est d’autant plus sanglante et elle tue d’autant plus. Pour moi, le wokisme, c’est ça, c’est un combat d’arrière garde parce que, sans en être conscient, ils pressentent que c’est fini. Voilà mon hypothèse. Ce n’est pas chose facile à dire, parce que ce wokisme est généralisé, il a sa place à la Sorbonne ou dans les universités, mais aussi dans les médias et tout à l’avenant. Et en même temps, c’est là où il y a ce décalage, c’est-à-dire que le peuple ne se reconnaît pas là-dedans, on est dans un moment où il y a ce décalage.

Pour ce que je connais de mes anciens étudiants qui sont professeurs maintenant, ils ne sont pas dans cette tradition wokiste, alors ils sont dans une situation très embarrassante. Quand je vais faire des conférences, soit à Paris, soit à Montpellier, soit à Grenoble, ils m’expliquent qu’il y a cette espèce de décalage avec les étudiants, qui ne se reconnaissent pas non plus dans le wokisme. Il y a une minorité qui s’y reconnaît, bien évidemment, et par manque de recul la plupart des professeurs adhèrent à cette minorité et pas à la majorité des étudiants. Il y a un vrai problème entre une minorité qui naît des étudiants et des professeurs qui sottement la suivent. Un de mes grands amis, Serge Moscovici, qui était un psychosociologue, a écrit un très beau livre qui s’appelle Psychosociologie des minorités actives. Il montrait qu’à certains moments, c’étaient les minorités qui étaient actives et que malheureusement on avait tendance à suivre ces minorités.

Vous avez écrit cet ouvrage à Graissessac, votre village natal situé dans les Cévennes. Pourquoi est-ce important d’y revenir ?

Je trouve que c’est important d’être enraciné. Pour le dire simplement, la plante humaine, comme toute plante, a besoin d’avoir des racines pour croître. Il se trouve que je suis né dans ce petit village de mineurs, d’ouvriers, que j’y ai été élevé et que je continue à y aller. Dans le fond, j’apprends beaucoup de ma parentèle, de mes voisins, de mes amis et des conversations du café du commerce.

J’y apprends beaucoup parce que cette espèce de voisinage qui sont mes racines, ces choses très simples, ces concepts ou ces termes qui nous sont familiers, je les traduis dans mon langage universitaire, en disant tout simplement qu’il s’agit de la sagesse populaire. Je crois à l’importance de la sagesse populaire qu’on a oublié, voire qu’on a dénié et qui, de mon point de vue, est l’essentiel pour saisir ce qu’est une société, dans le sens simple du terme : « l’être ensemble ». J’ai proposé une oxymore qui traduit toute mon œuvre, cela s’appelle l’enracinement dynamique. C’est-à-dire que c’est seulement à partir des racines – en grec dunamis qui veut dire la force, qu’il y a de la force. D’où ce que j’apprends véritablement dans ce petit village, où j’entends encore maintenant des conversations, où je participe aux discussions. C’est ce que je dis quand on me dit : « Vous êtes sociologue », je réponds: « Non, je suis un renifleur social ». Je ne fais que renifler, si je puis dire, ce que j’observe, ce que j’entends et puis après je le traduis avec une certaine rigueur. Cette sagesse populaire là, est importante pour moi.

Le professeur émérite Michel Maffesoli (Avec l’aimable autorisation des Éditions du Cerf)

Vous défendez dans votre ouvrage le « OUI » à la vie, malgré la résignation du peuple, auquel vous opposez le « non » du progressisme moderne. Pourquoi est-il important de dire « OUI » à la vie ?

Je ne suis pas d’accord avec le fait de dire qu’il y a une résignation du peuple. Disons que ce qui a été le « non » est la grande caractéristique de cette tradition hégéliano-marxiste que j’ai évoquée tout à l’heure, c’est-à-dire que l’important était de dire non à ce qui est en fonction de ce qui devrait être, de ce qui pourrait être, de ce qu’on aimerait qui soit. Nietzsche a parlé à ce propos d’une logique du devoir être. C’est en fonction de la logique du devoir être que l’on dit « non » à ce qui est.

Moi, au contraire, je rends attentif à cette perspective nietzschéenne qui est une pensée affirmative de dire « oui tout de même à l’existence ». La vie ne vaut peut être rien, mais rien ne vaut la vie. C’est un peu cela que j’appelle l’assentiment.

Le sous-titre de la Logique de l’assentiment est « Dire oui à la vie » contre cette dénégation. Je fais exprès de dire dénégation et pas simple négation. Quand Freud parle de dénégation, il dit je ne vois pas le verre d’eau qui est sur ma table. C’est ça la dénégation, c’est ce qui crève les yeux dit la sagesse populaire. Mon propos est d’essayer de décrire ce qui crève les yeux, ce qui est là, et que dans notre attitude de dénégation, on s’emploie à ne pas vouloir voir. C’est le vrai problème d’une intelligentsia, de ces élites qui sont déconnectées de la réalité.

Platon disait, par exemple, que seul celui qui sait gérer sa maison peut gérer la maison commune. Si je sais ce que c’est qu’habiter, manger, travailler, etc., je pourrais gérer la maison commune. C’est ça la vraie politique dans le sens de la cité. Il y a une telle déconnexion qu’on ne voit pas ces éléments du quotidien. Et le « Oui » à la vie, c’est dire oui au quotidien, s’accorder à ce qui est.

Je pense que ce qui a prédominé dans la modernité, c’est l’idéologie de l’histoire ; alors que ce qui est en gestation actuellement, c’est le destin. L’histoire, on peut la maîtriser. Le destin, il faut faire avec. Pour moi, c’est ça la vraie différence entre l’accentuation purement historique et l’importance du destin qui fait lien avec un lieu, c’est un processus d’accommodement et d’ajustement au présent. Alors que l’idéologie de l’histoire, je dis bien l’idéologie, c’est ce que je suis capable de faire ma propre histoire et puis avec d’autres de l’histoire du monde.

Est-ce qu’il y a une valeur spirituelle dans ce destin  ?

Je crois qu’en effet, ce qui a été la grande marque de la modernité, c’est une espèce de matérialisme historique. C’est ce que dans la tradition marxiste, on appelait l’infrastructure. La superstructure était seconde, par exemple la culture, le spirituel, etc. De mon point de vue, un des éléments actuels de la post-modernité, c’est le retour d’une dimension spirituelle. C’est quelque chose qui fait que, d’une certaine manière, on n’existe que parce qu’on est pris dans le symbole et dans les mythes.

Il y a un retour de cette dimension spirituelle qui peut prendre des formes très diverses d’ailleurs, mais auxquelles nous ne sommes pas attentifs. Je suis frappé de voir combien nombre de ces jeunes générations retrouvent l’idée du spirituel. Avec Logique de l’assentiment, ce dernier livre qui vient de paraître, j’aborde différentes connotations sur ce spirituel. C’est la suite de La nostalgie du sacré que j’ai intitulé à tort la « nostalgie du sacré », mais que j’aurais dû appeler le « retour du sacré ». Je pense qu’il y a un retour du sacré de diverses manières.

Vous citez Simone Veil et le devoir primordial – une obligation ancestrale envers les êtres humains. En quoi cette obligation est-elle fondatrice de notre vie en société ? Existe-t-il une morale très ancienne et invisible ?

C’est un très beau livre de Simone Weil qui s’appelle L’enracinement, qui est un livre qu’on ne lit plus trop, mais qui est très important. Elle montre que dans le fond, à partir de la philosophie des Lumières, on a parlé des droits, des droits de l’homme, c’est-à-dire que l’important était uniquement sur les droits. Elle montre qu’il n’y a de droit que si on est attentif aux devoirs et que dans le fond, c’est cela l’obligation.

Je considère que la modernité a mis l’accent sur les droits – le droit de l’hommisme, qui va aboutir au wokisme sous ces diverses modulations, mais qu’il est important de revenir à ces choses de base, à ces racines que sont les obligations. Dans les confréries du Moyen Âge ou ce qu’a bien montré saint Thomas d’Aquin, il y avait une nécessité d’être attentifs à ces obligations, qui étaient les obligations mêmes des corporations, l’obligation de la vie ensemble. Dans ce dernier livre, mais aussi dans d’autres livres précédents, j’ai montré l’importance, au-delà ou en deçà des droits, des devoirs, c’est ça l’obligation ancestrale.

La deuxième remarque que vous faites à juste titre, c’est que oui, il y a là quelque chose qui est de la mémoire immémoriale de l’humanité. C’est ça, dans le fond, les obligations ancestrales. Joseph de Maistre, là aussi un auteur qui m’a inspiré, disait que « ancestral » venant de « ancien et être ». On est quelque chose qu’en référence aux anciens. Dans le fond c’est quelque chose de cet ordre qui me paraît être les mémoires immémoriales. Dans un domaine qui était différent, Auguste Comte disait un peu la même chose: « Ce sont les morts qui gouvernent les vivants ». C’est ça la mémoire. Je considère qu’il y a là quelque chose qui est important, qu’on a oublié, mais qu’il est important d’avoir à l’esprit pour comprendre ce qu’est le ciment de toute vie sociale.

Je fais de mon côté une distinction entre morale et éthique. La morale, c’est le devoir être, on confond l’un et l’autre. La morale, c’est l’universel de la philosophie des Lumières, alors que l’éthique, en grec « ethos », veut dire « ciment ». Je pense en effet qu’il y a l’élaboration d’un ciment, d’une éthique actuellement. Il y avait une morale généralisable, applicable en tout lieu et en tout temps, c’était les droits de l’homme, alors qu’il va y avoir des éthiques, des ciments, des manières d’être ensemble. Chacune de ces éthiques s’employant sur ce qui vient de fort loin, s’employant en effet sur cette mémoire immémoriale, mais en fonction des communautés, pas d’une manière universelle. On n’est plus dans cet universalisme qui a marqué ce qui était moral pour la modernité.

Est-ce que l’on peut faire un lien entre cette obligation ancestrale et le retour au sacré que vous observez aujourd’hui ?

Oui, je pense qu’il y a une liaison étroite entre ces dimensions. J’aime bien le mot mémoire immémoriale ou encore d’ « antiques mémoires », quelque chose qui vient de fort loin. Il se trouve qu’une des manifestations de cette mémoire immémoriale est, à bien des égards, le retour du sacré. La dimension du spirituel et du sacré, elle est très simple, c’est comprendre le visible à partir de l’invisible et que donc, dans le fond, on est resté sur une espèce de matérialisme étroit qui a abouti à la société de consommation, au système des objets. Tout d’un coup, on se rend compte qu’il n’y a de matériel que s’il y a de l’immatériel. D’ailleurs, c’est intéressant de voir comment en français, le mot « immatériel » est en train de revenir à la mode. On n’ose pas dire « spirituel », donc on va dire « immatériel ». Ça montre bien qu’on n’est plus simplement attaché à une dimension purement matérialiste du monde, mais au contraire à des dimensions qui sont bien plus globales.

De mon point de vue, c’est ce qui est en train de se passer actuellement dans les divers mouvements sociaux. On veut rattacher cela à la retraite, au pouvoir d’achat, à l’inflation, à des conceptions purement matérialistes, alors que de mon point de vue, il y a une insatisfaction beaucoup plus spirituelle qui est en jeu. Si on sait décrypter cela, on peut comprendre qu’il n’existe pas que cette simple conception matérialiste, mais au contraire une appétence pour le spirituel.

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