Quels remèdes au populisme russe ?

28 mars 2017 13:58 Mis à jour: 14 octobre 2017 19:01

Nous publions aujourd’hui le troisième et dernier volet d’une série de trois articles consacrés au nouvel ordre mondial à l’heure de Donald Trump et Vladimir Poutine. The Conversation


En 2017 des intérêts puissants militeront pour que la Russie ne soit plus considérée comme un État voyou remettant en cause les règles du droit international. Donald Trump a annoncé à plusieurs reprises qu’il souhaitait lever les sanctions touchant la Russie. L’Union européenne vient de prolonger les sanctions à l’encontre du Kremlin jusqu’en juillet 2017, mais il n’est pas sûr qu’elle soit en mesure de maintenir sa cohésion après les élections présidentielles en France.

Il est utile, cependant, de rappeler un certain nombre de faits au sujet de la nature intrinsèquement populiste du régime en place au Kremlin. Et plus encore, il est nécessaire de réfléchir dès à présent aux pistes possibles d’inversement de tendance en matière de compréhension du populisme et aux évolutions possibles de l’ordre juridique international.

Pour les États membres de l’Union européenne, la politique actuelle du Kremlin menace l’avenir des démocraties occidentales. Il y a, bien entendu, le danger que constitue la remise en question du droit international avec l’annexion de la Crimée et l’occupation du Donbass oriental (Ukraine), dont tout le monde est à peu près conscient désormais. En revanche, le danger que représente la propagande russe est encore largement méconnu. D’où l’importance du rapport rédigé le 14 octobre 2016 par Anna E. Fotyga et adopté en décembre 2016 par le Parlement européen.

Les parlementaires européens affirment ainsi : « Le gouvernement russe fait un usage agressif d’un panel étendu d’outils et d’instruments, tels que des groupes de réflexion et des fondations spéciales (Russkij Mir), des autorités spéciales (Rossotroudnitchestvo), des chaînes de télévision multilingues (Russia Today, par exemple) des soi-disant agences d’informations et services multi-médias (Sputnik), des groupes sociaux et religieux transfrontaliers – le régime souhaitant se présenter comme le seul défenseur des valeurs chrétiennes traditionnelles –, des réseaux sociaux et des trolls Internet, afin de s’attaquer aux valeurs démocratiques, de diviser l’Europe, de s’assurer du soutien interne et de donner l’impression que les Etats du voisinage oriental de l’Union européenne sont défaillants ».

De l’utilité du levier des sanctions

Sur la question des sanctions, il convient de prendre une certaine distance par rapport aux campagnes de lobbying qui expliquent que la France souffre terriblement du fait des mesures adoptées, en septembre 2014, par l’Union européenne contre le régime russe. En effet, les chiffres de 2016 (pour la période 2013-2015) révèlent que les exportations de la France vers la Russie n’ont baissé que de 1,9 %. Ce chiffre est moindre que celui des Pays baltes (en moyenne, 10 %) qui sont pourtant les premiers à réclamer le maintien des sanctions compte tenu de leur proximité géographique avec la Russie. En outre, la plupart des exportateurs de la filière porcine ont largement rattrapé leur manque à gagner en Russie par une augmentation de leur commerce avec la Chine.

La contribution la plus significative justifiant l’emploi des sanctions politiques et économiques à l’égard de la Russie de Poutine a été publiée, en décembre 2016, dans The Conversation France par Olivier Schmitt. Selon ce professeur associé de science politique au Centre d’études militaires de l’Université du Danemark du Sud, les sanctions font partie de l’interaction stratégique entre les États. Or la Russie cherche ouvertement à affaiblir les institutions de sécurité européenne et transatlantique (notamment l’UE et l’OTAN), Olivier Schmitt explique : « Face à une Russie qui revendique d’avoir engagé l’épreuve de force et dès lors que l’escalade militaire est (à raison) exclue, se priver d’un outil de négociation revient en fait à arrêter le dialogue en concédant la défaite. Le loup n’est pas intéressé par une solution négociée avec le mouton. En revanche, il réfléchit à deux fois face au chien de berger. »

Il paraît également évident que l’Union européenne doit ratifier au plus vite son accord d’association avec l’Ukraine que ses 28 États membres ont signé avec l’Ukraine en 2014. Ce traité n’est pas encore ratifié en raison d’un référendum en avril 2016 aux Pays-Bas défavorable à ce traité. Pourtant, ce référendum qui n’avait qu’une valeur consultative a mobilisé moins de 0,1 % de la population européenne. En Ukraine, en revanche, plus de 45 millions d’habitants attendent avec impatience d’être enfin reconnus comme Européens. Depuis février 2014, date de l’annexion de la Crimée par la Russie, plus de 10 000 Ukrainiens sont morts pour défendre l’intégrité de leur territoire et pour appartenir à la famille européenne des États de droit.

Mémorial improvisé à l’aéroport d’Amsterdam suite au crash du vol M17 (20 juillet 2014).
Roman Boed/Flickr

Quel paradoxe alors que les Néerlandais qui ont péri, le 17 juillet 2014, dans le vol MH17 ont été victimes d’un missile Buk fabriqué en Russie et rapporté en Russie après le drame ! La commission d’enquête internationale sur le vol MH17 l’a confirmé le 28 septembre 2016 et a mis en cause la responsabilité du Kremlin. Tout se passe bien comme si l’opinion publique néerlandaise, mais aussi européenne, n’avait pas encore pris conscience de la guerre que mène la Russie à l’Ukraine et, à travers elle, à la civilisation européenne.

La nécessaire décommunisation en Russie

Une nation ne peut vivre longtemps si elle ne dispose pas d’une éthique capable de tenir ensemble les intérêts par nature divergents de sa population. L’exemple de la décommunisation en cours en Ukraine montre combien un tel travail est indispensable en Russie. En juin 2015, le président Porochenko a signé quatre lois relatives à la décommunisation votées par les députés de la Rada de Kiev :

Même si une telle politique de décommunisation de la mémoire soviétique pose de nombreux problèmes juridiques, les paroles de Vitautas Landbergis, ancien président lituanien, restent d’une grande pertinence : « Le communisme est mort. Mais qui a vu le cadavre ? »

De plus l’Ukraine accomplit ce travail historique et éthique en liaison étroite avec la Commission de Venise du Conseil de l’Europe. Cela lui permet, en particulier, de prendre conscience des traces institutionnelles de l’idéologie soviétique dans son architecture institutionnelle. C’est ainsi qu’elle a profondément modifié le statut du procureur dans l’équilibre des pouvoirs en Ukraine.

Il faudrait aujourd’hui, à défaut de pouvoir encore organiser un procès Nuremberg du communisme, comme le recommande l’historien russe Sergueï Mironenko. De plus, comme je l’ai proposé à plusieurs reprises, il est urgent de compléter ce travail par la création d’une commission tripartite d’historiens de Russie, d’Ukraine et du monde occidental qui serait capable de proposer un récit partagé, à défaut d’être consensuel, sur les événements du XXe siècle qui ont marqué les relations russo-ukrainiennes. La commission mixte de dialogue historique polono-russe montre la voie, même si elle ne peut être considérée comme parfaitement satisfaisante du fait du caractère par trop officiel de sa composition et en raison de l’absence du regard extérieur et médiateur.

Remédier aux lacunes de la théologie des chrétiens d’Orient

L’Église orthodoxe russe pourrait initier une prise de conscience des lacunes de la théologie politique traditionnelle des chrétiens d’Orient. Car au même titre que les guerres franco-allemandes furent le fruit d’un conflit entre deux nations souhaitant être les héritières exclusives de l’empire de Charlemagne (et reposaient sur le mythe que l’empereur est l’unique représentant de Dieu sur la terre) il en est de même parmi les héritiers de la troisième Rome.

Eusèbe de Césarée.
Wikimédia.

Or rares furent ceux qui dans l’orthodoxie russe ont remis en cause la théologie politique de Eusèbe de Césarée. Au sein de l’émigration russe à Paris, il y eut Nicolas Berdiaev (Royaume de l’Esprit et Royaume de César, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1951), Georges Fédotov, Anton Kartachov. Pour eux, l’orthodoxie de la foi chrétienne ne consistait pas à séparer le corps (appelé à périr comme l’État) et l’âme (éternelle tout comme l’Église). Elle consistait, au contraire, à penser ensemble la divino-humanité du Christ.

L’État devait être séparé des religions mais il devait également coopérer avec elles. Non pas sur la base de cette vision manichéenne de la séparation de l’âme et du corps mais plutôt à partir de la vision eschatologique faisant de l’Église l’anticipation du Royaume de Dieu sur la terre. Dans cette perspective, l’État retrouve sa dignité de symbole de la paternité divine (reconnue par le Christ face à Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut »).

Et, en même temps, l’État doit accepter avec humilité qu’il ne tienne son pouvoir que de l’autorité divine du Créateur. Sa puissance n’a donc de sens qu’en tant qu’elle repose sur une loi fondée sur l’amour et sur l’harmonie. Cette vision personnaliste et sophiologique, fondée sur la Sagesse de Dieu, part de l’idée que la création (tout comme le corps) est bonne. Selon cette approche, Dieu est à la fois transcendant et immanent. Il associe sa créature à sa vie créatrice selon des niveaux de conscience successifs.

Comme le recommandent aussi de nombreux auteurs contemporains occidentaux, de Jean-Baptiste de Foucauld à John Milbank, la régulation de l’État doit être capable de reconnaître des forces de résistance et d’utopie, et donc d’imagination et d’anticipation.

De la nécessité de se doter d’une nouvelle philosophie du droit

Cette nouvelle philosophie politique concerne aussi le monde démocratique occidental car nombreux sont ceux qui s’accordent à constater une crise européenne de la démocratie. Pour tenter de remédier à cette crise politique, le risque est grand, aujourd’hui, de vouloir revenir au temps de la souveraineté exclusive des États-nations et de la manipulation des mémoires.

En réalité, la crise n’est pas seulement celle des institutions européennes, comme de nombreuses forces populistes s’efforcent de le faire croire. La baisse, par exemple, de la participation des citoyens aux élections touche plus encore les États-nations que l’Union européenne.

Bertrand Vergely considère que le point faible des démocraties occidentales, c’est leur rejet du spirituel, pourtant à l’origine de la prise de conscience d’après-guerre du « Plus jamais ça ! » : « Quand ce n’est plus l’aventure spirituelle qui guide les peuples, c’est le chacun pour soi […] Tant que notre monde sera dominé par le culte de l’argent, de la toute puissance et de la liberté individuelle, il n’y aura pas de remède ».

Pour Michel Maffesoli et Hélène Strohl, c’est surtout la crise de la modernité qu’il faut incriminer. Celle-ci reposait sur quatre piliers : le rationalisme, l’individualisme, l’utilitarisme et le progressisme. Cette configuration de l’épistémè moderne s’effondre sous nos yeux depuis plusieurs décennies. C’est pourquoi l’Europe ne parviendra à nouveau à faire rêver, à retrouver une pulsion de vie communautaire que si elle retrouve, au-delà même de ses racines judéo-chrétiennes, une capacité assumée et revendiquée au dialogue interreligieux et interconvictionnel.

La rose des vents

Mireille Delmas-Marty, professeur honoraire au Collège de France, dans son ouvrage Aux quatre vents du monde, propose un petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation. Son constat est aussi que l’humanisme moderne est entré en agonie. Les contradictions des marchés qui appauvrissent les nations, l’ambivalence des nouvelles technologies qui pourraient conduire à de nouvelles formes de dictature soft, témoignent de la fin d’un monde. Aussi suggère-t-elle une nouvelle conception du droit capable d’humaniser la mondialisation.

À la différence de la vision pyramidale du droit positif de Hans Kelsen, Mireille Delmas-Marty propose une vision dynamique du droit international comparable à une rose des vents. Pour elle, le monde ressemble plus à une valse de nuages divergents qu’à une horloge bien huilée. Le monde des politiques, des médiateurs et des savants doit donc, pour construire un nouvel ordre transnational d’ordre, de justice et de paix, saisir l’énergie cinétique de forces contradictoires : la liberté et la sécurité, la compétition et la coopération, la punition et la réconciliation, enfin l’innovation et la conservation.

Le droit international doit donc évoluer pour contrer la flambée des populismes en Russie et ailleurs dans le monde. Bonne nouvelle : de nouvelles ressources sont disponibles, comme l’a montré le succès de l’accord de Paris de la COP21 en 2015.

Antoine Arjakovsky, historien, directeur de recherche, Collège des Bernardins

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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