Entretien avec Christian Saint-Étienne: « Le conflit sino‑américain est au cœur de la domination mondiale »

Retour sur le conflit entre les États-Unis et la Chine pour la domination mondiale

Par David Vives
25 février 2023 07:54 Mis à jour: 11 mars 2024 18:09

Christian Saint‑Étienne est économiste, universitaire et analyste politique. Il est professeur émérite à la Chaire d’économie industrielle au Conservatoire National des Arts et Métiers et publie « Le conflit sino‑américain pour la domination mondiale » aux éditions Alpha. Il y décrit une Europe « inorganisée et divisée » face au conflit entre la Chine et les États‑Unis dans la course à la domination mondiale.

Notre correspondant NTD David Vives l’a interviewé sur les conséquences de la guerre en Ukraine dans le conflit sino‑américain et comment l’Europe peine à s’imposer comme une puissance économique et industrielle.

David Vives, NTD : De quoi parle‑t‑on aujourd’hui quand on parle de confrontation entre les États‑Unis et la Chine ?

Christian Saint‑Étienne : Les deux pays se battent pour la domination mondiale. Les États‑Unis sont la première puissance mondiale et la Chine veut prendre sa place. Xi Jinping l’a dit à plusieurs reprises dans de nombreux discours, il souhaite que cela arrive avant 2049, mais en réalité, il voudrait que ce soit de son vivant, avant 2030.

Les États‑Unis sont la puissance impériale qui a créé le nouvel ordre mondial dans lequel nous vivons depuis la Deuxième Guerre mondiale. La Chine considère que parce qu’elle était la plus grande nation pendant des siècles avant les années 1820, il est normal qu’elle redevienne la première puissance mondiale. Mais les États‑Unis n’ont absolument pas envie de laisser leur place. C’est en réalité le conflit géostratégique central qui va ordonner la géopolitique mondiale pour les 30 prochaines années.

Le secrétaire d’État américain s’est récemment inquiété de possibles livraisons d’armes de la Chine à la Russie, qu’est‑ce que cela révèle ?

Le conflit ukrainien est une sous‑partie du conflit entre la Chine et les États‑Unis pour la domination mondiale. Avec des points de contact très nombreux sur le plan commercial et technologique pour ces deux pays, mais aussi des points de contact territoriaux et stratégiques dans le Pacifique, puisque la Chine veut devenir la première puissance maritime du Pacifique, alors que c’est la position du leadership américain depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Kissinger, Brzezinski, Kaplan et d’autres penseurs depuis une trentaine d’années ont dit qu’il ne fallait pas laisser la Russie isolée à l’est de l’Europe et qu’il fallait l’intégrer dans un nouvel ordre géostratégique mondial. Cela n’a pas été fait. La poussée de l’OTAN vers l’Est a beaucoup inquiété les Russes de la perspective d’une Ukraine rentrant dans l’OTAN, voire dans l’Union européenne. En Ukraine, il faut distinguer la résistance héroïque du peuple ukrainien contre des oligarques et un système au moins aussi corrompu que la Russie, de la résistance contre les Russes ont envahi l’Ukraine en pensant n’en faire qu’une bouchée comme pour la Crimée. Il y a eu une révolte du peuple ukrainien avec une aide massive des États‑Unis. Ce sont les États‑Unis qui portent à bout de bras la résistance ukrainienne contre la Russie parce qu’ils souhaitent affaiblir la Russie comme ils l’ont fait entre 1945 et 1991.

Dans le cadre du conflit géostratégique entre la Chine et les États‑Unis, l’invasion russe en Ukraine résulte en partie du fait que, contrairement à ce que souhaitaient Kissinger, Brzezinski, Kaplan et d’autres penseurs géostratégiques américains, la Russie n’a pas été intégrée dans un ordre géostratégique européen. Les Russes pensaient qu’à travers l’OTAN, les États‑Unis allaient la grignoter indéfiniment. Donc ils ont envahi l’Ukraine. Au départ, les Chinois pensaient que la Russie n’allait faire qu’une bouchée de l’Ukraine, mais ça ne s’est pas passé comme prévu. Néanmoins, la Chine, comme l’Inde, a eu une influence très forte sur la Russie, en lui disant très clairement qu’elle ne tolérerait pas l’emploi d’armes nucléaires en Ukraine.

Au‑delà de cela, l’affaiblissement des capacités militaires de la Russie arrange les États‑Unis parce que cela affaiblit le soutien que la Russie peut donner à l’Iran. Cela affaiblit les capacités de la Russie au Moyen‑Orient et surtout, cela redonne le champ libre aux États‑Unis pour retrouver une prééminence complète en Europe de l’Ouest.

Sachant que, contrairement à ce que s’imaginent les Européens, l’Europe est une proie dans le conflit entre la Chine et les États‑Unis. La Chine voudrait mettre la main sur l’Europe alors que les États‑Unis voudraient garder la main dessus. Dans ce contexte, on assiste à un affaiblissement de la Russie qui n’arrive pas à prendre le contrôle de l’Ukraine alors que le conflit entre la Chine et les États‑Unis se durcit. Les Chinois fournissent en effet discrètement des armes et des munitions à la Russie, mais envisageraient d’aller plus loin. C’est ce qui est en train d’irriter très fortement les États‑Unis. Il faut bien comprendre que le conflit en Ukraine est une sous‑partie du conflit entre la Chine et les États‑Unis.

« Le conflit sino-américain pour la domination mondiale” de Christian Saint-Etienne (Éditions Alpha)

Le chancelier allemand Olaf Scholz s’est rendu en Chine en début d’année et a annoncé un plan d’investissement de 10 milliards d’euros d’ici 2030. De son côté, la France reste assez discrète dans sa diplomatie avec la Chine. Est‑ce que vous pensez que l’Europe peut se permettre de rester neutre dans une éventuelle escalade de la confrontation entre les États‑Unis et la Chine ?

C’est le rêve allemand de rester neutre, de ne pas être trop obligé de choisir l’Amérique contre la Chine. Néanmoins, l’Allemagne est totalement soumise aux États‑Unis sur le plan stratégique et militaire. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est que du fait de la désindustrialisation française et de l’affaiblissement économique et géopolitique de la France depuis 20 ans, l’Allemagne a pris le dessus en Europe. C’est elle qui domine l’Europe aujourd’hui.

La France a beaucoup de défauts, mais elle a aussi des qualités. Quand la France exerçait le leadership en Europe, elle a mené une politique européenne pour l’Europe. L’Allemagne, elle, mène une politique allemande pour l’Europe, c’est‑à‑dire qu’elle se sert de l’Europe pour servir ses propres intérêts dans le cadre d’une politique mercantiliste. C’est pour cela qu’elle veut maintenir ces ventes massives de biens et de services à la Chine. C’est un énorme marché pour l’Allemagne qui craint la fermeture du marché chinois sous influence américaine, même si les échanges commerciaux entre la Chine et les États‑Unis continuent de progresser en dépit des droits de douane qui se sont imposés mutuellement depuis 2018 à partir du changement de la politique internationale de Trump.

Dans ce contexte, l’Europe ne peut pas se cacher sous le tapis, elle n’échappera pas à une prise de position en dépit du mercantilisme allemand. Dans le contrôle économique que la Chine veut avoir sur l’Europe, les Chinois sont aidés par les faiblesses insupportables de l’Europe, en partie liées à la nature du traité de Rome. Le traité de Rome a été construit sur un principe de concurrence tel qu’il n’y ait jamais de puissance européenne plus importante qu’une autre pour éviter la répétition des deux guerres mondiales. Sauf que cela correspondait à ce qui était souhaitable dans les années 1950, ça ne correspond absolument plus à ce qui est souhaitable aujourd’hui.

L’Europe continue une politique commerciale sans réciprocité. Elle a fait quelques petits changements au printemps 2022 sur ce sujet, mais ce sont des changements mineurs. On le voit, par exemple, sur les voitures électriques alors que la Chine a continuellement mené une politique de pillage des technologies occidentales depuis 40 ans. Les Européens n’ont jamais introduit de politique de réciprocité vis‑à‑vis de la Chine, notamment en ce qui concerne les subventions que la Chine donne à ses entreprises. Et d’autre part, à propos du fait que la Chine a accès aux commandes publiques en Europe alors que les entreprises européennes n’ont pas accès aux commandes publiques chinoises. Donc l’Europe est un non‑être stratégique, une proie offerte au monde.

Le marché chinois a parfois été perçu comme un eldorado par les industriels européens. Dans les partenariats passés avec la Chine, la captation des technologies de pointe n’ont pas ou peu inquiété les États membres, tout comme le faible investissement de la Chine en retour en Europe. Pensez‑vous qu’il y a en Europe une réelle compréhension de la stratégie d’influence de la Chine ?

Au niveau de la Commission européenne et du Conseil européen, cette compréhension a beaucoup progressé depuis cinq ans. La France comprend ce que fait la Chine, mais il faut bien mesurer l’affaiblissement français, c’est‑à‑dire que la capacité industrielle de la France est tombée à peine à plus du tiers de la capacité allemande tellement elle s’est désindustrialisée depuis 20 ans.

Dans ce contexte, malheureusement, nous n’avons plus les moyens en France de mener une grande politique vis‑à‑vis de la Chine. C’est pour cela que la Chine, quand elle négocie en Europe, négocie avec l’Allemagne. Les Français n’ont pas pris conscience de l’affaiblissement de la France depuis 20 ans. C’est pour cela que, par ailleurs, outre le fait que je travaille sur le conflit entre la Chine et les États‑Unis, je travaille aussi sur la nécessité de réindustrialisation de la France et des moyens pour y arriver.

Si on veut retrouver un rôle géostratégique significatif, il faut réindustrialiser massivement. Emmanuel Macron trouve facilement, dès qu’il a une crise, 20 milliards d’euros pour les gilets jaunes, 400 milliards d’euros pour le Covid. Mais il ne trouve pas 20 milliards par an pour réindustrialiser, parce qu’il n’a pas compris que c’était important.

Le ministre des Affaires étrangères chinois a haussé le ton face aux accusations du secrétaire d’État américain sur les livraisons d’armes. Peut‑il y avoir un durcissement de l’alliance russo‑chinoise face au bloc occidental ?

Il ne faut pas perdre de vue que le conflit majeur pour les États‑Unis dans les 20 à 30 prochaines années, c’est le conflit avec la Chine. Or, depuis ce qu’il s’est passé en Crimée, compte tenu de ce qui se passe en Ukraine, la Russie se trouve poussée vers la Chine. Ce qui est extrêmement dangereux pour les Américains à moyen terme puisque la Russie est affaiblie, mais elle a encore 6000 têtes nucléaires. C’est encore une très grande puissance nucléaire.

Les Américains naviguent entre leur volonté d’affaiblir la Russie d’un côté et de l’autre le risque de la pousser trop loin dans les bras de la Chine, ce qui pourrait donner un avantage massif à la Chine dans le conflit avec les États‑Unis.

Pour conclure sur ce sujet d’ailleurs, l’Ukraine continue sa guerre contre la Russie, mais elle est totalement portée par les États‑Unis. C’est‑à‑dire que l’Ukraine est un peu une poupée qu’agite la main des États‑Unis. La poupée est courageuse, elle se bat bien, mais c’est la puissance américaine qui la tient. La guerre en Ukraine s’arrêtera lorsque les Américains décideront qu’elle doit s’arrêter. Les Américains essaient de multiplier les signaux envers la Russie pour leur dire qu’ils aimeraient trouver un accord de paix. En tout cas, un cessez‑le‑feu significatif. Le problème, c’est que Vladimir Poutine a mis tellement de moyens sur l’Ukraine qu’il ne peut pas sortir la tête basse.

Ce qui conduira les Américains à siffler la fin de la partie, c’est le risque qu’ils prennent de pousser définitivement la Russie dans les bras de la Chine, alors que ce n’est pas d’une part l’intérêt de la Russie sur le moyen terme, et d’autre part encore moins l’intérêt des États‑Unis dans leur conflit prioritaire avec la Chine. C’est pour cela que l’on est dans une phase extrêmement dure du conflit. Mais comme je continue à le dire : un matin, on ouvrira le poste et on apprendra que c’est terminé. Parce qu’en fait, il faut bien comprendre qu’il y a des négociations secrètes directes entre les États‑Unis et la Russie en permanence et que les deux pourront décider à un moment donné de tout arrêter, à condition de sauver la face de Poutine.

Quels sont, d’après vous, les scénarios les plus probables sur lesquels pourrait aboutir cette confrontation dans les deux ans, cinq ans, dix ans à venir ?

Alors sur le plan du conflit, il y a deux conflits parallèles. Il y a le conflit stratégique pour la domination mondiale et il y a le conflit pour la domination du monde numérique qui est au cœur de la puissance mondiale – puisque nous sommes dans une révolution industrielle complète liée au numérique. Si aujourd’hui l’informatique s’arrête, il n’y a plus rien, il n’y a plus d’eau, il n’y a plus de pain, il n’y a plus de logistique, il n’y a plus de banques, il n’y a plus d’assurance, il n’y a plus rien. Derrière ces services, nous avons un système informatique complet qui fait fonctionner tous les systèmes électriques et par conséquent le système économique dans lequel nous vivons.

À côté, sur le plan stratégique, il faut bien comprendre que la Chine fait très peur à toute l’Asie, le Japon, l’Inde, les Philippines, la Malaisie. Tout le monde est tétanisé face à l’essor de la Chine et sa volonté de devenir la première puissance mondiale. Parce que les Chinois ne sont pas gentils quand ils dominent. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe au Tibet ou au Xinjiang. Donc, dans ce contexte, ce qui déterminera l’avenir du conflit stratégique entre la Chine et les États‑Unis, c’est la politique de l’Inde, du Japon, des Philippines. Là, il y a une énorme incertitude. On ne peut pas anticiper à l’avance ce qui va se passer sur le plan stratégique.

Personnellement, je pense que s’il devait y avoir un conflit, c’est parce que, à un moment donné, il y aura une erreur qui sera commise. Les conflits commencent souvent par une erreur. Ces conflits pourraient assez rapidement devenir nucléaires parce que les États‑Unis n’ont plus la capacité, en termes d’armée classique, de résister à un affrontement avec la Chine. Donc, même si le conflit ne devient pas militaire, il va rester dominant, structurant de toute la géopolitique mondiale des 30 prochaines années.

Propos recueillis par David Vives, NTD

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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