Opinion
« Pour nous agriculteurs, c’est la mobilisation du dernier espoir » : Théophane de Flaujac
ENTRETIEN - Le 11 décembre, des centaines d’agriculteurs se sont mobilisés pour tenter d’empêcher l’abattage de plus de 200 bovins, une mesure imposée par les autorités dans le cadre du protocole de lutte contre la dermatose nodulaire contagieuse. Face à eux, un impressionnant dispositif de sécurité : policiers, blindés et gaz lacrymogènes. Pour Théophane de Flaujac, agriculteur et membre de la Coordination rurale, cet épisode symbolise un tournant.

Théophane de Flaujac, agriculteur, entrepreneur et chef d’exploitation dans le Lot-et-Garonne. DR
Epoch Times : Plusieurs commentateurs ont établi un contraste avec l’ampleur des moyens employés contre les éleveurs dans l’Ariège jeudi dernier avec ceux mobilisés contre le narcotrafic. La Coordination Rurale parle non pas d’une “guerre sanitaire”, mais d’une “guerre contre les agriculteurs”. Comment avez-vous jugé la réponse de l’État ?
Théophane de Flaujac : Ce qu’on a vu jeudi dernier, c’est une bascule. L’État ne se cache même plus derrière le masque du dialogue ou la promesse mensongère. Il passe directement à la répression, brutale, frontale, décomplexée. Blindés, hélicoptères, gaz lacrymogènes, grenades de désencerclement… pour des paysans qui veulent protéger leurs bêtes ? C’est grotesque, et profondément révélateur de ce que nous sommes devenus.
C’est comme si créer de la richesse de manière légale en France était devenu un délit. Aujourd’hui, il est plus rentable, et probablement moins risqué, de faire du narcotrafic que d’élever des vaches. On marche sur la tête. Le contraste avec les moyens déployés contre certains trafiquants ou casseurs est saisissant. Contre des agriculteurs, on sort l’arsenal. Contre ceux qui détruisent, on temporise. Cette inversion des priorités est hallucinante.
Et puis il y a cette sémantique, ce vocabulaire orwellien. Le mot qu’ils emploient, « dépeuplement », est glaçant. On ne parle pas ici de contenants vides, mais de bêtes, de familles, de travail, de vie. Le dépeuplement, c’est la ruine. C’est la pauvreté. C’est le recul de la civilisation. Et ils n’ont même plus l’effort de maquiller ça dans une novlangue technocratique : c’est brut, c’est froid, c’est inhumain.
Alors oui, la Coordination Rurale parle de guerre contre les agriculteurs. Et je crois qu’ils ont raison. Car quand un État déploie une telle violence pour faire taire ceux qui nourrissent le pays, ce n’est plus une politique sanitaire. C’est une logique d’écrasement. Une société qui traite ses paysans comme des criminels est une société qui se suicide.
Dernièrement, un paysan s’est donné la mort dans le Gers, et un autre dans le Lot-et-Garonne. Lors des dernières manifestations agricoles, on avait observé une accalmie des suicides : ces mobilisations avaient ravivé l’espoir au sein d’un monde rural en souffrance. Aujourd’hui, les drames se poursuivent, même en période de gronde. Nous assistons donc peut-être aux manifestations du dernier espoir pour une paysannerie qui a plongé dans le désespoir.
Le gouvernement affirme que si la maladie s’étend au reste du cheptel, 5 à 10 % des bovins français pourraient mourir, soit 1 à 2 millions de têtes. D’où sa volonté d’abattre systématiquement des “unités épidémiologiques” de plusieurs centaines de bêtes pour éviter une propagation incontrôlée. Pourquoi cette justification est-elle contestée par les éleveurs ?
Je tiens d’abord à être clair : je ne suis ni vétérinaire, ni éleveur. En revanche, il y a ici un vrai problème d’épistémologie, c’est-à-dire de manière dont on construit le raisonnement scientifique et les décisions qui en découlent. Ce que contestent les agriculteurs, ce n’est pas la science, mais l’usage dogmatique et bureaucratique qui en est fait.
D’abord, la dermatose nodulaire contagieuse n’est pas une maladie nouvelle. Elle a déjà été présente en France au début des années 1990, notamment en 1992, et elle a été gérée sans abattage massif des troupeaux. Cela pose une première question simple : pourquoi ce qui était possible hier serait devenu impossible aujourd’hui ? Est-ce que la maladie a changé, ou est-ce que notre manière de penser l’action publique s’est rigidifiée ?
Ensuite, il y a un problème fondamental de temporalité. On parle d’une maladie dont l’incubation peut aller jusqu’à 28 jours. Vacciner uniquement « autour des foyers » visibles revient à agir après coup, alors que le virus circule déjà silencieusement. On donne l’impression d’agir, mais on court toujours derrière la maladie.
Cela me fait penser à un exemple bien connu de la Première Guerre mondiale. Les ingénieurs observaient les avions revenus du combat et renforçaient les zones criblées d’impacts. Jusqu’à ce que quelqu’un réalise que le raisonnement était inversé : les zones sans trous étaient les zones critiques, car les avions touchés à ces endroits ne revenaient pas. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le biais du survivant.
Ici, c’est exactement la même chose. Peut-être faut-il vacciner là où il n’y a pas encore de cas, et pas uniquement autour des foyers déjà déclarés. Sinon, on confond ce qu’on voit avec ce qui est réellement déterminant.
À cela s’ajoute un malaise plus profond. J’ai le sentiment que l’on est face soit à une incompétence, soit à une trahison, peut-être même aux deux. Car une autre question se pose : avons-nous réellement les doses de vaccins nécessaires ? Les produisons-nous encore en France ? Ou bien sommes-nous dépendants de chaînes de production étrangères, lentes, insuffisantes, inadaptées à l’urgence ?
Si c’est le cas, alors cette stratégie d’abattage massif masquerait une autre réalité, beaucoup plus grave : une faillite de notre souveraineté sanitaire et pharmaceutique. Faute de vaccins disponibles en quantité suffisante et rapidement mobilisables, on compense par la solution la plus brutale, la plus simple administrativement, mais aussi la plus destructrice humainement et économiquement.
Ce que les agriculteurs contestent, au fond, ce n’est pas la nécessité d’agir. C’est cette logique binaire, aveugle, qui refuse toute alternative, toute nuance, toute intelligence du réel. La biologie n’est pas un tableur Excel. Et gouverner par la peur et l’abattage systématique n’a jamais été un signe de maîtrise, mais d’échec.
Le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, a estimé que refuser l’abattage reviendrait à placer immédiatement les exportations françaises “sous cloche” par l’Union européenne. Comment recevez-vous cette mise en garde ?
Arnaud Rousseau, c’est l’homme qui court en permanence derrière sa base, sans jamais vraiment la rattraper. Il a les fesses entre deux chaises, et il semble s’en accommoder très bien. Le problème, c’est que les chaises en question ne sont pas dans la même pièce. D’un côté, il joue au représentant du monde agricole français. De l’autre, il défend, plus ou moins discrètement, les intérêts de grands groupes agro-industriels, souvent liés à l’Amérique latine, qui produisent des aliments pour le bétail et des biocarburants. Il est pire qu’un agent double : c’est OSS 117, mais sans humour, et avec des conséquences bien réelles pour les éleveurs.
Il nous prend pour des imbéciles, mais avec le sourire. Il parle de souveraineté, de terroir, de filières d’excellence… tout en signant des accords qui nous placent en situation de dépendance structurelle. Ce que je dis là mériterait un vrai travail d’enquête. Parce que je suis prêt à parier que ses affaires dans la nutrition animale ou les carburants verts lui rapportent bien plus que ses 700 hectares de terre. À un moment donné, il faudra que les masques tombent.
Quant à cette « mise en garde » sur l’Union européenne, elle a bon dos. C’est toujours la même rengaine : « si on ne fait pas ce que Bruxelles demande, on sera sanctionnés ». Mais moi, j’aimerais qu’on me dise ce que l’Europe a fait de positif pour l’agriculture française ces vingt dernières années. Franchement, je cherche, mais je ne trouve pas. Si vous avez des idées, je suis preneur.
Aujourd’hui, on est pris en otage entre deux modèles : celui d’une bureaucratie européenne qui impose une vision technocratique et déracinée de l’agriculture, et celui d’intérêts économiques privés, transnationaux, qui voient nos terres comme des unités de production standardisées. Dans les deux cas, les paysans français sont perdants.
Donc non, je ne prends pas cette mise en garde au sérieux. Ce n’est pas une alerte, c’est une menace mal déguisée, pour faire passer une politique de destruction ordonnée sous couvert de conformité réglementaire. Mais nous ne sommes pas dupes.
Pour Alexandre Jardin, « ce qui est en jeu, c’est notre souveraineté alimentaire ». Partagez-vous cette analyse ?
Évidemment que je la partage. Et j’ajouterais même que la souveraineté alimentaire, c’est la base de toute souveraineté nationale. C’est le socle. Dans « souveraineté alimentaire », il y a « souveraineté ». Et ça, nos élites semblent l’avoir complètement oublié. Ou pire : ils n’en veulent plus.
Vous savez, dans n’importe quel jeu de société, de gestion ou même jeu vidéo, le premier objectif, c’est toujours le même : assurer sa production alimentaire. Ensuite, on crée une police, une armée, une économie. C’est du bon sens élémentaire. Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour comprendre ça. Et pourtant, ceux qui nous gouvernent ont décidé de sacrifier cette base stratégique, sans état d’âme.
La situation est pire que ce que l’on imagine. Moins de vaches, c’est moins d’ensilage. Moins d’ensilage, c’est moins de surface de maïs. Moins de surface, c’est moins de semences vendues. Or, la filière semencière française, qui était l’une des meilleures au monde, est déjà fragilisée par la concurrence ukrainienne. Si on continue ainsi, c’est tout un écosystème agricole et industriel qui s’effondre.
Et ce n’est pas fini : les abattoirs ferment déjà les uns après les autres. Des milliers d’emplois sont en jeu, dans des zones rurales où il n’y a rien d’autre. On tire sur un fil, et tout le tissu se déchire.
Et comme si ça ne suffisait pas, on nous sert l’accord avec le Mercosur comme une cerise sur le gâteau… ou plutôt comme un bonbon empoisonné. Et bientôt, quoi ? Un accord avec l’Inde ? La Chine ? Le Bangladesh ? On sait déjà ce que ça donne quand on délègue nos besoins essentiels aux pays émergents : on a perdu notre industrie textile, notre électronique, notre chimie… Aujourd’hui on « conçoit » les chaussettes sur un logiciel et les Chinois les fabriquent. Résultat : plus d’usines, plus d’autonomie, plus de souveraineté.
Ils veulent refaire exactement le même scénario avec l’agriculture, en croyant qu’on pourra se nourrir avec des algorithmes. C’est le rêve technocratique débunké, celui qui ne retient rien des leçons de l’Histoire.
Et pendant ce temps, on continue d’empiler les absurdités. On parle maintenant d’un impôt sur l’azote pour 2026, qui va achever la filière céréalière française. Certains vous diront que ça fera monter le prix du blé, donc du pain. Mais non ! Car on est sur un marché mondial. Le prix de la baguette ne bougera pas. Ce qui va bouger, en revanche, ce sont les fermetures de fermes, les faillites, les drames humains.
Et tout cela pour quoi ? Pour « sanctionner » la Russie. Sauf qu’on sait très bien ce qu’il s’est passé en 2014. Ils ont pris les sanctions comme un défi, ont développé leur propre agriculture, et aujourd’hui, ils sont quasiment indépendants. Nous, on fait exactement l’inverse. On se tire une balle dans le pied, puis dans le torse, et maintenant dans la tête.
Oui, la souveraineté alimentaire est en jeu. Et plus que ça : la capacité à faire nation, à exister par nous-mêmes, à nourrir notre peuple sans mendier au reste du monde.
Au-delà de cet épisode précis, voyez-vous dans cette mobilisation le symptôme d’un ras-le-bol plus général ? L’abattage de ces bovins n’ayant été finalement qu’un déclencheur parmi d’autres ?
Oui, c’est un détonateur, mais la mèche était allumée depuis longtemps. Ce n’est pas un simple coup de colère, c’est un cri d’alarme, un réflexe de survie.
Comme on l’a dit plus haut, on est face à des clowns en costard, qui jouent à la technocratie sur notre dos. Ça prêterait à rire si ce n’était pas notre avenir commun qui était en jeu. Ils orchestrent tout ça depuis des salles de réunion climatisées, entourés de communicants et de spin doctors qui peaufinent leurs éléments de langage pour « vendre » l’abattage de masse, pour faire passer la pilule. On n’est pas dans la gestion sanitaire, on est dans une opération de storytelling d’État, soutenue par des médias bien alignés sur la ligne officielle.
Mais il faut que les Français comprennent une chose : ce n’est pas juste notre ras-le-bol à nous, paysans. C’est un signal d’alerte pour toute la nation. Quand il n’y aura plus de paysans, il ne restera que des étagères vides, des plats sous vide venus de l’autre bout du monde, et nos yeux pour pleurer.
La situation est en réalité bien plus grave qu’on le croit. La PAC, déjà truffée de conditions absurdes, est en train d’être étranglée. Une baisse de plus de 20 % est déjà annoncée, alors que les aides sont soumises à des critères qui tiennent parfois du gag : cocher la bonne case, semer les bonnes « bandes enherbées » au bon endroit, aligner les bonnes dates… On fait de nous des bureaucrates agricoles.
Et pendant ce temps, l’Union européenne, elle, est devenue le problème numéro un, avec une vision hors-sol, destructrice, et une obsession pour le libre-échange à tout prix. Le problème numéro deux, ce sont les bureaucrates français, zélés au-delà du raisonnable, qui vont encore plus loin que Bruxelles pour montrer leur loyauté au système. Des gens qui passent leur temps en réunions à inventer du vocabulaire creux pour justifier l’injustifiable.
Il est temps que les Français se réveillent. Pas demain, maintenant. Parce que ce n’est pas juste une affaire de vaches ou de maïs. C’est une affaire de souveraineté, de dignité, de liberté. Et c’est peut-être la dernière chance de reprendre le contrôle sur ce que nous mangeons, sur ce que nous produisons, sur ce que nous sommes.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Etienne Fauchaire est un journaliste d'Epoch Times basé à Paris, spécialisé dans la politique française et les relations franco-américaines.
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