Salaires dérisoires, travail 7j/7, journées de 14 heures… Shein, la mode à prix bas cousue à l’épuisement
Cadences exténuantes, bas « salaires » indexés à la production de pièces, absence de sécurité professionnelle : derrière les prix sacrifiés du champion chinois de l’ultra fashion, les conditions de travail dans ses usines partenaires font scandale. Un modèle économique qui repose, selon l’ONG américaine China Labor Watch, sur une « exploitation à grande échelle ».

JADE GAO/AFP via Getty Images
Sécurité des produits défaillante, concurrence déloyale, publicité mensongère, contrefaçons… Au fil des années, Shein accumule les polémiques et cristallise les critiques. Mais au-delà de ses manquements, l’entreprise est également dans le collimateur de la presse et des ONG pour ses méthodes rapaces à l’égard des travailleurs de ses usines sous-traitantes.
Le district de Panyu, au sud de Canton, concentre une partie de ces milliers d’ateliers textiles qui approvisionnent Shein. C’est dans l’un de ces sites, installé au premier étage d’un bâtiment vétuste, que le Figaro a pu récemment observer les conditions dans lesquelles sont fabriqués les vêtements du groupe fondé en 2012 en Chine et désormais basé à Singapour.
Une trentaine de couturières s’y relaient devant leurs machines, dans un espace dépouillé où des ventilateurs brassent un air chargé de poussière textile. Un manager au crâne rasé surveille les cadences. La journée commence à 7 heures. Elle peut ne s’achever qu’à la nuit tombée.
« Travailler dix à douze heures par jour, c’est normal. Certains vont jusqu’à quatorze. Et il n’y a pas de week-end », confie une ouvrière au Figaro. Seule concession à l’épuisement : une sieste d’une heure en milieu de journée. Le temps, peut-être, d’oublier que demain ressemblera à aujourd’hui.
Produire en une semaine ce qu’on faisait en un mois
Ce rythme n’a rien d’exceptionnel dans l’écosystème Shein. Le groupe, qui déverse chaque semaine plusieurs milliers de nouvelles références sur le marché mondial, impose à ses sous-traitants des délais de production drastiquement compressés. « On doit produire en une semaine ce qu’on faisait en un mois, pour quelques centaines de pièces au lieu de milliers », témoigne auprès du quotidien un petit patron local spécialisé dans les élastiques de pantalon.
Pour les ouvrières, cette frénésie se traduit en chiffres. Le tarif oscille autour de 1,15 à 1,20 yuan par pièce, soit 14 à 15 centimes d’euro. Une couturière expérimentée, capable d’assembler 200 fermetures éclair quotidiennement, peut espérer 240 yuans par jour, environ 30 euros. A la fin du mois, cela représente quelque 850 euros. Les moins qualifiées, affectées à des opérations plus simples mais chronophages, plafonnent à 120 pièces journalières pour 140 yuans : 17 euros. Leur revenu mensuel : environ 500 euros. Un revenu faible, bien que le coût de la vie y soit bien inférieur à celui des pays occidentaux.
« On n’a pas d’assurance-santé, pas de vacances »
Les témoignages recueillis par le Figaro font également état d’une protection sociale lacunaire, quand elle existe. « On n’a pas d’assurance-santé, pas de vacances », affirme une ouvrière d’une cinquantaine d’années, originaire du Jiangxi voisin. Elle déclare gagner entre 730 et 850 euros mensuels et ne voir ses deux enfants que « deux ou trois fois par an », à l’occasion des fêtes traditionnelles.
Une enquête menée dans la métropole de Guangzhou par ActionAid France, en partenariat avec l’ONG américaine China Labor Watch, dresse un constat similaire, quand il est n’est pas plus sombre encore, sur les ateliers des autres sous-traitants qui alimentent le champion de la mode à bas prix. Selon leurs observations, les ouvriers des fournisseurs de Shein se trouvent dans une situation de précarité extrême, privés de contrats et d’assurance maladie.
En période de forte demande, les journées dépassent aussi douze heures, parfois sept jours sur sept, pour des salaires inférieurs au seuil de subsistance. En période creuse, les ouvriers sont même abandonnés sur le carreau, sans indemnité. « Ce n’est pas un travail pour les humains ! », s’exclame auprès de Mediapart un enquêteur de China Labor Watch qui s’est fait embaucher dans ces ateliers.
« On parle de rémunération à la tâche, qui est un modèle des plus archaïques qui soit », s’indigne Salma Lamqaddam, rédactrice du rapport pour ActionAid. « La plupart des personnes nous ont indiqué qu’elles n’avaient pas de contrat, que les journées pouvaient durer jusqu’à 16 heures. »
Un Code de conduite en trompe-l’œil
Face à ces accusations, l’entreprise brandit son Code de conduite des fournisseurs comme un talisman. « Tous les fournisseurs doivent signer et accepter de respecter notre Code de conduite. Il interdit le recours à des pratiques de travail contraires à l’éthique, y compris le travail forcé, le travail des enfants et les abus en matière de salaire et d’heures de travail », assure la marque à China Labor Watch. Shein affirme par ailleurs mener des enquêtes visant à s’assurer que ses sous-traitants appliquent bien ce code de conduite.
Cependant, sur le terrain, les ONG rapportent une réalité tout autre. La plupart des ouvriers de ces microstructures travailleraient bien sans contrat, sous une « forte pression » devenue la norme.
« Les usines qui produisent pour Zara ou H&M sont soumises à des inspections soit d’organismes internationaux, soit d’agences de certification », rappelle à Ouest-France Gilles Guiheux, sociologue spécialiste du travail en Chine, qui estime que Shein profite « au maximum » d’un système existant pour maximiser ses coûts. Si ces inspections sont souvent un « jeu de dupe », il y a au moins « dans ces grandes entreprises des salaires au mois et des contrats de travail ».
« Ils sont experts pour diluer la responsabilité »
Dans l’émission d’investigation de France 2 Complément d’enquête sur Shein, diffusée ce jeudi 11 décembre, un ancien cadre de la société témoigne, sous couvert d’anonymat, évoque « l’exploitation de la main-d’œuvre » en Chine et affirme que Shein est « expert pour diluer sa responsabilité » en se déclarant « intermédiaire ». Par exemple, si un de ses fournisseurs venait à recourir à du « travail forcé », Shein dira qu’il ne « savait pas », ouvrira « un audit » et « déréférencera » ce fournisseur, qui « change de nom et réexpédie le lendemain sous une autre identité », explique-t-il.
Dans ses propres rapports, l’entreprise reconnaît d’ailleurs que deux de ses fournisseurs avaient eu recours au travail des enfants en 2023, puis deux autres en 2024, dont l’un faisait travailler un enfant de 11 ans. Le géant de la fast-fashion soutient avoir rompu ces contrats.
Dans une déclaration transmise mercredi 10 décembre, Shein a balayé « catégoriquement ces allégations manifestement fausses ». Pour la société, « ces accusations infondées sont d’autant plus discréditées qu’elles reposent sur une source anonyme et non vérifiée, dont la prétendue connaissance de notre activité est clairement erronée et dont les motivations sont obscures ».
Comme à son habitude, le géant de la mode éphémère rappelle aussi avoir « mis en place un code de conduite fournisseurs » respectant les conventions internationales.
Mais ce « Code de conduite n’est jamais respecté », tranchait Li Qiang, fondateur de China Labor Watch, auprès de Mediapart, en juillet dernier. « D’ailleurs, il n’est pas tant fait pour être respecté que pour servir d’outil de communication et de relations publiques », notait-elle. Quatre ans après l’enquête de l’ONG Public Eye, intitulée « Trimer pour Shein », les pratiques dénoncés semblent donc bel et bien perdurer.
Malgré ces accusations et une réputation bien dégradée, Shein ne recule pas. La marque chinoise, qui génère des dizaines de milliards de revenus, a même choisi de développer ses approvisionnements au Vietnam, où les coûts de main-d’œuvre sont encore… inférieurs.
Sanctions
Le modèle économique de Shein, fondé sur la vente de produits à très bas prix, est désormais dans le collimateur des autorités occidentales. En août dernier, l’administration Trump a instauré de lourdes taxes sur les petits colis en provenance de Chine, visant directement les plateformes de fast fashion. L’Union européenne a, de son côté, annoncé vendredi l’instauration d’une taxe de 3 euros par article importé, applicable à partir de juillet 2026.
En juillet dernier, la société chinoise s’est aussi vu infliger en France une amende record de 40 millions d’euros pour « pratiques commerciales trompeuses » par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), bien qu’il s’agisse d’un goutte d’eau au regard des profits qu’elle engrange. Il est notamment reproché à Shein de majorer « certains prix avant de leur appliquer une réduction », ou de ne pas avoir intégré « des promotions précédentes » lorsqu’il rapportait un prix de référence.
La justice doit par ailleurs se prononcer le 19 décembre sur une demande de suspension de son site, déposée par le gouvernement après la découverte sur la plateforme d’armes et de poupées à caractère pédopornographique.

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