Les grands groupes d’armement chinois reculent pendant que le marché mondial explose
La demande mondiale d’armement est en plein essor, mais les grands groupes de défense chinois voient leurs revenus reculer, frappés par les purges, les contraintes budgétaires et la faiblesse de leurs exportations.
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Des lanceurs de missiles chinois lors d’un défilé militaire marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale, sur la place Tiananmen à Pékin, le 3 septembre 2025.
Alors que les guerres en Ukraine et à Gaza dopent la demande en armement, la plupart des plus grands groupes d’armement au monde réalisent des ventes sans précédent, tandis que les géants chinois du secteur voient leurs chiffres d’affaires se contracter.
Les revenus des 100 premiers producteurs d’armes ont progressé de 5,9 % pour atteindre le niveau record de 679 milliards de dollars en 2024, selon de nouvelles données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) publiées plus tôt ce mois‑ci. La Chine fait figure de grande exception : les revenus combinés issus de l’armement des huit entreprises chinoises figurant dans cette liste ont reculé de 10 % pour tomber à 88,3 milliards de dollars, soit la plus forte baisse parmi les grands pays producteurs d’armes.
Les analystes estiment que ce recul reflète trois problèmes imbriqués pour l’industrie de défense du régime chinois : la campagne anticorruption menée par le dirigeant Xi Jinping, qui gèle et retarde les contrats ; le ralentissement économique, qui impose des choix difficiles au sein de l’Armée populaire de libération (APL) ; et des armements chinois qui peinent à s’imposer à l’export.
Selon eux, ces difficultés pourraient ralentir la montée en puissance militaire de la Chine, voire repousser certains programmes au‑delà de l’objectif initial de Pékin, qui visait à se doter d’ici 2027 de la capacité de prendre Taïwan par la force.
Le nouveau classement du SIPRI montre que les entreprises nord‑américaines et européennes ont accru leurs revenus tirés de l’armement en 2024, avec des hausses marquées dans des pays comme le Japon et l’Allemagne. La région Asie–Océanie est la seule où le chiffre d’affaires global de l’industrie de l’armement a reculé, et le SIPRI indique que ce phénomène s’explique « presque entièrement » par la baisse de 10 % enregistrée par la Chine.
Parmi les huit groupes chinois recensés, certains ont été particulièrement touchés. China North Industries Corporation (NORINCO), principal producteur national d’armements terrestres – chars, artillerie et véhicules blindés – a vu ses revenus issus de l’armement chuter de 31 % l’an dernier.
Aviation Industry Corporation of China (AVIC), principal constructeur aéronautique militaire, et China Aerospace Science and Technology Corporation (CASC), qui fabrique missiles et systèmes spatiaux, ont eux aussi déclaré des ventes en baisse.
Deux entreprises seulement ont progressé : China State Shipbuilding Corporation (CSSC), qui construit navires de guerre et sous‑marins, et Aero Engine Corporation of China (AECC), spécialisée dans les turboréacteurs, affichant toutes deux une croissance à un chiffre, mais soutenue.
Les purges anticorruption gèlent les contrats
Depuis plus d’une décennie, la campagne anticorruption de Xi Jinping a entraîné l’éviction de hauts responsables dans l’ensemble de l’appareil d’État et au sein de l’APL. Ces dernières années, elle a frappé la très stratégique Force des fusées, qui supervise l’arsenal balistique et hypersonique du pays, ainsi que d’autres grands commandements.
Les soupçons de corruption dans les marchés d’armement chinois « ont conduit au report ou à l’annulation de plusieurs grands contrats en 2024 », souligne Nan Tian, directeur du programme « Dépenses militaires et production d’armements » du SIPRI.
Les remaniements à la tête de NORINCO et de CASC ont poussé Pékin à revoir contrats et calendriers, ralentissant les livraisons et alimentant l’incertitude quant au moment où les nouveaux systèmes arriveront réellement dans les unités de combat, explique Mark Cao, analyste sino‑américain des technologies militaires, ancien ingénieur matériaux et animateur de la chaîne YouTube en chinois « Mark Space ».
Une fois les dirigeants et les généraux limogés, nombre de contrats sont revus, annulés ou renégociés, avec des ajustements de prix qui se reflètent rapidement dans les chiffres de ventes, observe‑t‑il.
À ses yeux, la campagne anticorruption sert aussi d’outil pour écarter des rivaux politiques.
Quel qu’en soit le mobile, l’effet est le même : les responsables se montrent plus prudents, les procédures administratives se ralentissent et les grands programmes prennent du retard, ajoute‑t‑il.
Le phénomène ne touche pas uniquement les géants publics.
Depuis l’an dernier, l’APL a suspendu plus de 100 fournisseurs de la liste des candidats autorisés à soumissionner pour des marchés militaires, selon l’Agence centrale de presse, organe gouvernemental taïwanais, qui cite des avis publiés sur la plateforme d’appels d’offres de l’APL.
Des institutions prestigieuses comme l’Institut de mécanique de l’Académie chinoise des sciences, l’Université des sciences et technologies de Pékin, l’Université Jiaotong de Pékin, l’Institut de technologie de Harbin et l’Université d’ingénierie de Harbin ont vu leurs droits de soumission suspendus en raison d’accusations de trucage d’offres, de collusion et de transferts d’avantages indus.
Ce type de sanction perturbe la recherche et la chaîne d’approvisionnement qui soutiennent de nombreux programmes d’armement, constate M. Cao.
Contraintes budgétaires et priorités stratégiques relèguent l’armée de terre
Le deuxième problème tient à l’argent et aux priorités, poursuit M. Cao, en rappelant que la Chine demeure le deuxième pays au monde pour les dépenses militaires, mais qu’une économie plus faible rend plus difficile l’optimisation d’un budget de défense pourtant en hausse.
Le SIPRI estime que Pékin a consacré environ 314 milliards de dollars à son armée en 2024, marquant la 30e année consécutive de hausse des dépenses militaires. Dans le même temps, la croissance ralentit et les gouvernements locaux ploient sous le poids de la dette et d’un secteur immobilier en crise.
Pour M. Cao, cette tension se lit dans les commandes d’équipement de l’APL : la chute marquée des revenus de NORINCO suggère un net recul des achats de chars, d’artillerie et d’autres équipements destinés aux forces terrestres.
Cette évolution s’inscrit, selon lui, dans le recentrage stratégique de Pékin : si un conflit autour de Taïwan constitue le scénario central, la marine, l’armée de l’air et la Force des fusées deviennent prioritaires, rendant l’armée de terre particulièrement exposée lorsque les budgets se resserrent.
Les guerres récentes confortent ce choix, ajoute‑t‑il, en soulignant que le conflit en Ukraine a placé au cœur des combats les drones, les missiles de précision, les roquettes à longue portée et les systèmes de surface sans pilote.
Des drones de reconnaissance DJI Matrice 300 lors de vols d’essai avant leur envoi sur la ligne de front, dans la région de Kiev, le 2 août 2022. (Sergei Supinsky/AFP via Getty Images)
M. Cao observe que Pékin a massivement investi dans les drones et autres systèmes sans pilote, domaines dans lesquels NORINCO est moins compétitive. L’artillerie classique, les munitions et les armes légères ne sont plus les segments porteurs.
Parallèlement, la faiblesse de l’économie chinoise et les tensions sur les finances publiques ont un impact « décisif » sur l’ensemble de l’industrie de défense, poursuit‑il. Si Pékin doit procéder à des coupes, les programmes d’équipement de l’APL risquent d’être les premiers concernés.
Les autorités chercheront à maintenir la rémunération des officiers et des soldats pour préserver loyauté et moral, ce qui fait des achats d’armement la principale variable d’ajustement budgétaire, estime‑t‑il.
Production élevée, demande atone pour les armes chinoises
Le troisième frein pour les entreprises d’armement chinoises tient aux exportations.
Les données du SIPRI montrent qu’entre 2019 et 2023, la Chine a été le quatrième fournisseur mondial d’armements majeurs, représentant environ 5 à 6 % des exportations mondiales. La plupart de ces ventes ont été réalisées en Asie, et bien plus de la moitié à destination d’un seul client, le Pakistan.
Sur le papier, la Chine reste un grand exportateur, mais en pratique, ses armes « sont loin d’être recherchées » sur de nombreux marchés, souligne Su Tzu‑yun, directeur de l’Institut taïwanais de recherche sur la défense nationale et la sécurité.
Il estime que la piètre performance de la Russie en Ukraine a terni l’image des systèmes d’inspiration russe dans le monde en développement. Bon nombre de conceptions chinoises reprenant d’anciennes architectures russes, la destruction de chars et de missiles russes entame également l’attrait des copies chinoises, observe‑t‑il.
Dans le même temps, la Corée du Sud a pris pied sur des marchés autrefois dominés par les industriels russes et chinois. Séoul a signé des contrats de plusieurs milliards de dollars avec la Pologne pour ses chars K2, ses howitzers K9 et ses avions de combat FA‑50, ancrant solidement ses entreprises auprès de pays membres de l’OTAN et tirant vers le haut les exigences en matière de qualité et de délais de livraison.
Des visiteurs observent le char sud‑coréen K2 lors d’une cérémonie marquant le 76e anniversaire de la Journée des forces armées, sur la base aérienne de Séoul, à Seongnam, le 1er octobre 2024. (Jung Yeon‑je/AFP via Getty Images)
M. Su pointe un autre problème : certains armements chinois déjà livrés ont souffert de défauts de qualité, avec ce qu’il décrit comme des « économies de bouts de chandelle » dans la production. Plusieurs clients étrangers ont ainsi mis en pause leurs achats. À l’intérieur du pays, la chute de hauts gradés a également perturbé la chaîne de commandement, et les performances réelles de certains systèmes font désormais l’objet de réexamens.
Mixant faiblesse de la demande à l’étranger et remises à plat internes, cette situation constitue, selon lui, un facteur clé de la baisse des revenus globaux.
Objectif 2027 repoussé, mais cap inchangé
L’année 2027 marquera le centenaire de la fondation de l’APL, et le Parti communiste chinois (PCC) l’a associée à des objectifs de construction d’une armée « moderne ». Certains analystes redoutent qu’à cette échéance, le PCC souhaite au minimum se doter de l’option crédible de recourir à la force, ou à la menace de la force, pour placer Taïwan sous son contrôle.
Pour M. Cao, la trajectoire globale du PCC n’a pas changé : le budget militaire continue de progresser et la modernisation reste une priorité politique absolue. Les derniers chiffres du SIPRI montrent que la Chine et les États‑Unis concentrent à eux deux près de la moitié des dépenses militaires mondiales, et que Pékin a déjà bâti la plus grande marine du monde en nombre de bâtiments, tout en déployant de nouvelles générations de missiles et de drones.
Quelques années de revenus en berne pour certains groupes publics ne suffiront pas à effacer ces acquis, souligne‑t‑il.
Rien de tout cela ne rend le PCC moins dangereux, insiste M. Cao. Les tensions économiques et les scandales de corruption peuvent certes rendre la montée en puissance militaire moins efficace, mais elles peuvent aussi inciter les autorités à s’appuyer davantage sur le nationalisme et les crises extérieures pour détourner l’attention des problèmes internes.
Il renvoie à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, exemple d’un régime sous pression choisissant la guerre plutôt que la retenue.
Les dictateurs n’ont cure de la vie de leurs concitoyens, conclut‑il : c’est là que réside le danger.
Ning Haizhong et Luo Ya ont contribué à la rédaction de cet article.
Sean Tseng est un écrivain basé à Taïwan. Il se concentre sur l'actualité chinoise