Bivouac au sommet du mont Blanc: esprit de l’alpinisme, es-tu là ?

Par Delphine Moraldo, Sociologue
2 mai 2023 19:27 Mis à jour: 2 mai 2023 19:27

Depuis fin décembre 2022, une polémique traverse le monde de l’alpinisme : le maire de Saint-Gervais a porté plainte contre deux jeunes grimpeurs après leur bivouac au sommet du mont Blanc (début octobre 2022) ; bivouac filmé et posté sur YouTube.

La plainte repose sur l’arrêté de protection des habitats naturels (APHN), qui interdit le bivouac sur la voie normale du toit de l’Europe, initialement pour éviter la surfréquentation estivale.

La réaction des acteurs de l’alpinisme est unanime : le syndicat interprofessionnel de la montagne (SIM), le syndicat national des guides de montagne (SNGM) et la fédération française des clubs alpins et de montagne (FFCAM) s’opposent vivement à cette plainte, pétition à la clé.

Pour eux, cette initiative s’inscrit dans le fameux « esprit de l’alpinisme », auxquels ils se réfèrent dès lors qu’une polémique a cours, en particulier lorsqu’il s’agit du « grand alpinisme », autre nom donné à l’alpinisme de haut niveau.

On remarque également qu’il sert de justification aux exploits sur les sommets. Ainsi les Piolets d’Or, qui distinguent les meilleures ascensions de l’année, l’invoquent dans leur charte et récompensent des périples témoignant, justement, de cet « esprit ».

Le mont Blanc, toit de l’Europe, culmine à 4807 m. Illustration. (JEAN-PIERRE CLATOT/AFP via Getty Images)

Mais de quoi s’agit-il ? On pourrait le décrire comme un ensemble de règles, de valeurs, de croyances, qui encadrent l’alpinisme et définissent les « bonnes » manières de le pratiquer. L’esprit de l’alpinisme n’est pas invoqué par tous, mais par ceux qui ont le pouvoir de fixer les normes de l’excellence, à savoir les meilleurs alpinistes ou les institutions les plus reconnues.

Ce faisant, cet esprit sert à identifier et à distinguer les « grands » ou les « vrais » alpinistes des autres usagers des montagnes.

Les précurseurs : des bourgeois de l’Angleterre victorienne

J’ai mené une recherche de plusieurs années, dans une perspective à la fois sociologique et historique, pour comprendre la teneur de cet esprit, mais aussi pour montrer le lien qui l’unit avec la manière dont on conçoit l’excellence en alpinisme. Pour cela, je suis remontée aux origines de cet esprit.

Il a été forgé dans l’Angleterre victorienne de l’Alpine Club, le premier club alpin au monde, créé en 1857, près de vingt ans avant son équivalent français, le CAF (Club alpin français).

Des membres de l’Alpine club à Zermatt, dans les Alpes suisses, en 1864.
Wikimedia

Même si cela peut paraître surprenant au vu de la topographie britannique, ce sont bien des bourgeois anglais, à la pointe de l’alpinisme (dans les Alpes, mais aussi dans le Caucase ou l’Himalaya) jusqu’à l’entre-deux-guerres, qui lui ont donné ses codes et ses valeurs.

Pourquoi l’Angleterre ? Plusieurs facteurs se conjuguent pour y expliquer la naissance de l’alpinisme : un contexte de paix intérieure (quand la France est marquée par des troubles politiques), l’apparition d’une nouvelle classe bourgeoise issue de la révolution industrielle, férue d’exploration et abreuvée de l’idéologie impérialiste de l’époque ; mais aussi marquée par des valeurs sportives inculquées dans les écoles et universités destinées aux garçons des élites sociales, aux « gentlemen ». En effet, le sport moderne apparaît en Angleterre à la même époque.

Le développement des transports favorise dans un premier temps l’arrivée de ces conquérants d’un genre nouveau dans les Alpes, dont ils escaladent la grande majorité des sommets vierges pendant leurs congés estivaux, car la plupart travaillent – comme hommes d’affaires, avocats ou juges, professeurs, médecins, toutes ces professions prestigieuses de l’époque.

Ils se tourneront ensuite vers des massifs plus éloignés où ils chercheront, là encore, à « faire des premières ». Parmi eux l’Everest, dont l’accès est fermé aux autres nations pendant les années 1920 et 1930, période intense d’expéditions britanniques (infructueuses) sur la montagne.

Aujourd’hui encore, en Angleterre comme en France, les alpinistes sont issus de milieux qui restent globalement favorisés, malgré une démocratisation de la pratique depuis ses débuts élitistes.

Une pratique élitiste

L’esprit de cette pratique recoupe ainsi les valeurs et idéologies de ces hommes de la bonne société, dont le club est non seulement resté longtemps fermé aux hommes des classes moyennes et populaires, mais aussi aux femmes… jusqu’en 1974 en ce qui concerne l’Alpine Club.

Au premier rang de ces valeurs, on retrouve le fair-play, appris par la pratique du sport, et qui consiste dans l’alpinisme à se battre de manière loyale, « à armes égales », contre l’adversaire (la montagne) en faisant en sorte que l’issue du combat (atteindre le sommet ou non) ne soit pas jouée d’avance. Pour cela, on restreint le recours à certaines aides artificielles : pitons, oxygène, etc. L’éthique actuelle de l’alpinisme conduit toujours à préférer des ascensions avec le moins d’appuis possibles, comme le « style alpin » en Himalaya.


On retrouve également la défense d’un idéal d’exploration et de conquête, toujours très présents de nos jours dans l’idée que le grand alpinisme doit ouvrir des itinéraires ou des sommets nouveaux (voir par exemple l’exploit inédit des 14 sommets de 8000 mètres en moins d’un an, réalisé en 2019.

Les qualités viriles et masculines sont valorisées dans l’esprit de l’alpinisme originel – c’est une dimension qui apparaît dans le taux encore très faible de femmes parmi les grands alpinistes. En France, elles représentent moins de 5% des guides et moins de 10% des membres des clubs les plus sélectifs.

Sans oublier la dimension risquée et incertaine de l’alpinisme, vu depuis toujours davantage comme une aventure que comme un simple sport.

Le refus d’un alpinisme commercial et même, pour les puristes, professionnel, est également à noter. Suivant cette perspective centrée sur l’amateurisme, qui était celle des premiers alpinistes, le simple fait de pratiquer pour de l’argent excluait les guides de l’alpinisme, quand bien même ils étaient respectés « sportivement » par leurs employeurs.

De là découle aussi un rejet de l’autopromotion et de la médiatisation, considérées comme vulgaires et indignes d’un gentleman.

Un alpinisme exploratoire et contemplatif

Ce détour permet de comprendre la mobilisation de la communauté alpinistique derrière les deux grimpeurs incriminés récemment.

Derrière leur défense se joue celle de l’esprit de l’alpinisme. D’ailleurs, le président du syndicat des guides se réfère aux grandes figures du passé, incarnations de cet esprit, dont Gaston Rébuffat, alpiniste des années 1950 devenu le symbole (français) d’un alpinisme exploratoire et contemplatif, loin des dérives sportives.

Bivouaquer prend alors un sens particulier : c’est se situer dans la lignée d’une conception originelle et pure, qui appelle la mémoire de Rébuffat mais aussi, avant lui, d’Albert Frederick Mummery, grand alpiniste anglais de la fin du XIXe siècle, mort en Himalaya et inventeur d’une des premières tentes de bivouac.

Tente mummery, ici dans le Karakoram (Nord du Pakistan), utilisée par l’alpiniste américaine Fanny Bullock Workman au début du XXᵉ siècle.

Bivouaquer, c’est aussi sortir des sentiers battus dans une ascension pourtant très courue puisqu’elle attire jusqu’à 500 personnes par jour en juillet : le même bivouac en été aurait sans nul doute été critiqué par les mêmes qui le défendent hors saison, une fois les refuges fermés et le mont Blanc déserté.

On perçoit ici que l’esprit de l’alpinisme porte en lui une distinction entre les « grands » ou « vrais » alpinistes (les aventuriers qui sortent des sentiers battus) et les « petits », voire les « faux » alpinistes (les touristes qui « font le mont Blanc » l’été).

Mépris envers les touristes

S’il y a une chose qui demeure dans les discours que tiennent les alpinistes depuis le XIXe siècle, c’est un mépris envers les touristes, qui ne maîtrisent pas les bons usages et qui envahissent la montagne

Au XIXᵉ siècle, touristes sur la « mer de glace », glacier situé sur le versant septentrional du massif du Mont-Blanc.

Que se serait-il passé si ce bivouac avait été l’initiative de touristes venus escalader le mont Blanc, même hors saison ? On peut douter que leur entreprise aurait été accueillie de la même manière, de même qu’une distinction est clairement établie dans l’Himalaya entre les « bons » bivouacs des grands alpinistes et les « mauvais » bivouacs de l’alpinisme commercial des camps de base au pied des sommets les plus fréquentés.

Sans compter que cette surfréquentation est porteuse de lourds problèmes environnementaux sur les sommets les plus courus.

Une question demeure cependant au regard de l’esprit de l’alpinisme : celui-ci, dans sa conception originelle, refuse l’autopromotion et la médiatisation. Pour les gentlemen anglais des débuts, se vanter d’une ascension était un acte vulgaire, presque autant que d’en tirer de l’argent.

Aujourd’hui encore, si les réseaux sociaux sont devenus un lieu possible pour se faire un nom et entretenir une image, ils restent boudés par certains puristes, à l’instar du Canadien Marc-André Leclerc, mort avec son compagnon d’ascension en Alaska, en mars 2018.The Conversation

Article écrit par Delphine Moraldo, Sociologue, ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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