Jérôme Blanchet-Gravel : « La gauche canadienne a su réactiver les réflexes post-Covid de panique collective pour remporter les élections »

Par Etienne Fauchaire
5 mai 2025 14:04 Mis à jour: 5 mai 2025 14:13

ENTRETIEN – Encore en janvier, la victoire semblait hors de portée. Relégué à 25 points derrière dans les sondages, largement donné perdant à cette époque, le Parti libéral du Canada (PLC) mené par son nouveau chef, l’ancien gouverneur de la Banque centrale Mark Carney, a pourtant remporté les élections législatives ce lundi 28 avril. Comment expliquer un tel retournement de situation ? Jérôme Blanchet-Gravel, auteur et rédacteur en chef du média québécois Libre Média, y voit principalement une stratégie de diversion habile qui relève du « coup de maitre » : en un temps record, la gauche « a réussi à transformer ce scrutin en élection référendaire » pour ou contre Donald Trump, misant tout sur une stratégie de la peur centrée sur ses sorties à propos d’un « 51e État américain » et faisant ainsi oublier à une partie de l’électorat « dix ans de règne catastrophique ».

Epoch Times : Pouvoir d’achat en berne, crise du logement, insécurité en hausse… Autant de sujets de mécontentement qui laissaient présager une large victoire de la droite aux législatives, tant les reproches envers les libéraux, au pouvoir depuis dix ans, étaient nombreux. Quels sont, selon vous, les facteurs à l’origine de ce retournement spectaculaire ?

Jérôme Blanchet-Gravel : Les menaces d’annexion du Canada par Donald Trump, aussi inattendues qu’inacceptables, expliquent principalement ce revirement électoral. Trump a évoqué pour la première fois l’annexion du Canada en décembre 2024, lors d’une rencontre avec Justin Trudeau à Mar-a-Lago. Cette sortie sur le Canada comme « 51e État américain » a d’abord été perçue comme une plaisanterie douteuse.

Mais en janvier 2025, Trump a affirmé vouloir recourir à la pression économique, notamment via des tarifs douaniers, pour pousser le Canada à rejoindre les États-Unis. Nous ne savons toujours pas à quel point le président américain est sérieux ou non dans ce dossier.

Après dix ans de règne libéral catastrophique marqué par l’immigration massive, l’expansion de l’État et l’explosion de la dette, les stratèges du Parti libéral (PLC) ont tout misé sur la peur de Trump dans un Canada extrêmement anxieux depuis la crise Covid.

Les libéraux ont su réactiver les réflexes post-pandémiques de panique collective, sûrs de pouvoir compter sur l’appui de médias traditionnels habitués à gaver la population de récits catastrophistes.

La réélection des libéraux est un coup de maître : ils ont réussi à transformer ce scrutin en élection référendaire. De cette façon, ce ne fut pas un vote sur l’avenir du Canada, mais un vote pour ou contre Donald Trump, et pour ou contre le petit confort immédiat d’une classe privilégiée surtout composée d’aînés, de fonctionnaires et de rentiers.

Concernant Pierre Poilièvre, certains observateurs estiment qu’il a perdu l’élection parce qu’il était perçu comme un « Trump canadien », d’autres affirment au contraire qu’il a déçu une partie de sa base électorale par ses discours hostiles à Donald Trump. Quel est votre avis sur la question ?

Pierre Poilièvre a fait campagne dans une camisole de force. Effectivement écartelé entre une base pro-Trump et un électorat beaucoup plus tiède attaché aux « valeurs canadiennes », il a dû mettre beaucoup d’eau dans son vin pour tenter de rallier les courants moins compatibles avec lui au départ. Mais en refusant d’assumer pleinement une posture de rupture comme le font ailleurs des Meloni et Milei, il a fini par brouiller son message.

De profondes divisions internes au Parti conservateur, en grande partie liées aux disparités régionales, ont également nui à Poilièvre, qui signe pourtant le meilleur score des conservateurs au suffrage universel depuis 1988.

Il faut dire que durant cette courte campagne, les conservateurs sont restés en quelque sorte prisonniers du vide identitaire canadien. Dans une Amérique du Nord où seul l’attachement des Canadiens anglais à l’État-providence les différencie des Américains – les Québécois forment une exception culturelle –, le renouveau superficiel du nationalisme canadien est passé par la mise en valeur du modèle social historiquement défendu par les libéraux. Si les Canadiens sont de gauche et les Américains de droite, les défenseurs de l’unifolié voteraient davantage à gauche…

« Notre ancienne relation avec les États-Unis est terminée », a lancé Mark Carney dans son discours de victoire électorale, ajoutant que le Canada ne devait jamais oublier « la trahison » américaine. Au-delà des déclarations, à quoi pourraient concrètement ressembler les relations canado-américaines dans les mois à venir ? Face aux États-Unis, des commentateurs évoquent une volonté de Mark Carney de renforcer ses liens avec l’Union européenne et la Chine : cette hypothèse diplomatique est-elle avérée ?

Difficile de prévoir la trajectoire des relations canado-américaines dans les semaines à venir. Chose certaine, ce n’est pas Carney qui en fixera le cap, mais Trump, dont le tempérament explosif rend tout scénario incertain.

Dès son arrivée comme chef du PLC et comme Premier ministre délégué avant même l’élection, Carney a envoyé des signaux clairs en faveur d’un rapprochement inédit entre le Canada et l’Union européenne, notamment en effectuant son premier voyage officiel à l’étranger à Londres et à Paris.

Pour l’instant, ce virage européen relève surtout du fantasme. Contrairement à la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum, qui fait preuve d’un sang-froid exemplaire face aux menaces de Trump et sait composer avec la réalité continentale de son pays, Mark Carney fait comme si le Canada pouvait faire abstraction de sa géographie.

Carney pourrait aussi chercher à resserrer les liens du Canada avec la Chine, mais l’idée de diversifier les exportations canadiennes ne date pas d’hier. Cela fait des années que le Canada cherche à s’émanciper de sa dépendance commerciale envers les États-Unis.

Ancien gouverneur de la Banque du Canada, puis de la Banque d’Angleterre entre 2013 et 2020, Mark Carney est présenté dans la presse comme un technocrate terne, mais doté d’une image de compétence, capable de rassurer. Quel est le profil idéologique du nouveau Premier ministre libéral et quelles grandes orientations politiques le Canada peut-il attendre de son gouvernement dans les années à venir ?

Mark Carney a joué la carte d’un recentrage des libéraux après dix ans de dérive woke, mais son parcours professionnel et son livre Values confirment son appartenance à une gauche mondialiste et technocratique largement insensible aux enjeux économiques qui préoccupent les classes populaires.

Carney incarne une gauche europhile et managériale, déconnectée du pays réel, qui joue à la résistance contre l’« extrême droite » et la « désinformation » depuis les couloirs de l’ONU et les salons feutrés des grandes banques.

Inflation persistante, surendettement, contrôle accru des discours en ligne, poursuite de l’immigration massive, wokisme d’État, nouvelles réglementations environnementales : avec Mark Carney, le Canada doit s’attendre à poursuivre son déclin.

Au Québec, le Bloc québécois a décroché 22 sièges, soit une perte de 10 par rapport au précédent scrutin, tandis que le Parti libéral en a gagné 9. Comment interpréter ce résultat, où les électeurs québécois ont majoritairement porté leur choix sur un parti fédéraliste ? Quelles seront les conséquences de cette élection pour le Québec ?

La stratégie de la peur s’est retournée contre les nationalistes québécois. En alimentant l’hystérie durant la crise Covid, plusieurs figures du mouvement nationaliste ont contribué à ancrer dans l’électorat une culture de l’obéissance aveugle et de l’obsession de la sécurité.

Cet état d’esprit a largement profité aux libéraux durant la campagne, et par le fait même au courant fédéraliste dans son ensemble. Quelle ironie !

Mark Carney semble totalement insensible au sort du Québec et au fait français en Amérique. C’est un technocrate anglo-canadien qui renforcera la centralisation. Déjà plongé dans un terrible marasme, le Québec risque de s’effacer davantage dans un Canada administré en fonction des intérêts de Toronto et d’Ottawa.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Soutenez Epoch Times à partir de 1€

Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?

Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.