Michel Gandilhon : « Entre 2010 et 2017, le chiffre d’affaires du marché des drogues illicites a doublé en France »

Par Julian Herrero
18 avril 2024 17:00 Mis à jour: 26 avril 2024 19:41

ENTRETIEN — Michel Gandilhon est expert associé au département sécurité défense du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Il est l’auteur aux éditions du Cerf de Drugstore, drogues illicites et trafics en France paru en 2023. Il revient dans un entretien à Epoch Times sur l’ampleur du trafic de drogues en France.

Epoch Times : Selon certaines données, le trafic de drogue génèrerait plusieurs milliards d’euros par an et impliquerait des dizaines de milliers de personnes. Ces chiffres sont-ils en augmentation depuis des années ?

Michel Gandilhon : Les dernières données dont on dispose remontent à 2017. Elles montrent que le chiffre d’affaires du marché des drogues illicites, c’est-à-dire le cannabis, la cocaïne, l’ecstasy, l’héroïne et les amphétamines a doublé par rapport à 2010. Il serait passé de 2 à plus de 4 milliards d’euros, sachant que la fourchette haute de l’estimation tourne autour de 6 milliards d’euros. Donc la progression en sept ans a été rapide et importante, de même que le nombre de personnes impliquées dans cette économie qui se comptent par centaines de milliers.

Comment expliquer cette forte augmentation en 7 ans ? Est-ce lié à l’absence de politique antidrogue ?

Non, ce n’est pas du tout lié à l’absence de politique antidrogue, mais plutôt à la très forte augmentation de la demande, notamment de cocaïne, dans un contexte mondial où l’offre de toutes sortes de substances augmente fortement. Entre 2000 et 2017, la consommation de cocaïne en France a presque quintuplé. Entre 2010 et 2017, le chiffre d’affaires du marché de la cocaïne est passé d’environ 900 millions à 1,7 milliard d’euros. Le marché du cannabis est également dynamique puisqu’il y a 5 millions de consommateurs de cette drogue en France.

Tout le territoire français est-il gangrené par le marché de stupéfiants ? Les territoires ruraux ont-ils également  été contaminés ?

Cette explosion de la demande concerne surtout les métropoles, mais on la retrouve de plus en plus dans les villes moyennes et bien entendu dans les campagnes. Cependant, il y a peut-être une spécificité dans les zones rurales et périurbaines, c’est l’importance du trafic d’héroïne. On n’en parle pas beaucoup, mais le marché de l’héroïne reste très important en France, en particulier dans le nord-est du territoire. En 2021 et 2022, les douanes, la police et la gendarmerie ont réalisé des saisies record d’héroïne.

Les opérations « Place nette » lancées partout sur le territoire depuis la fin de l’année 2023 sont-elles selon vous efficaces ? Est-ce seulement de la communication ?

C’est difficile à dire parce qu’on manque de recul pour déterminer l’impact réel de ces opérations. Il y a eu énormément d’arrestations, mais nous n’avons pas vraiment de données sur le profil des gens interpellés. Il va falloir aussi garder un œil sur le suivi judiciaire — qui est défaillant en France depuis des années, pour voir si ces gens vont être condamnés ou relâchés.

Certains affirment que ces opérations sont simplement de la communication, mais je ne le crois pas. Certes les ministres de l’Intérieur qui se succèdent aiment afficher un ton martial devant les caméras. Il n’en reste pas moins que la police, la gendarmerie, les douanes mènent avec détermination une lutte antidrogue, malgré un manque de moyens criant, qui s’est traduit ces dernières années notamment par des saisies considérables et un nombre important de trafiquants interpellés. Donc on ne peut pas dire que tout est de la communication, même si la réponse de l’État ne suffit pas à enrayer ce marché. En témoignent le prix des substances et la pureté des produits qui circulent.

Si la lutte antidrogue était efficace, les énormes saisies réalisées ces dernières années devraient provoquer une tension à la hausse sur les prix, des phénomènes de pénurie et de diminution de la pureté des produits. Or, nous constatons depuis une dizaine d’années que les prix des principales substances sont plutôt stables, voire en diminution, et que la pureté des produits, notamment la cocaïne, est en forte augmentation. Ce qui manque en France, c’est une articulation cohérente de tous les dispositifs existants au service d’une politique de long terme visant à libérer les territoires des bandes criminelles qui animent les milliers de points de deal qui maillent le pays.

Drugstore, drogues illicites et trafics en France, aux Éditions du Cerf, 2023.

Les réseaux mafieux du marché des stupéfiants sont difficiles à combattre parce qu’ils sont tentaculaires et internationaux. Comment peut-on s’y attaquer ? Plusieurs experts font état d’une coopération difficile avec certains pays, notamment ceux du Maghreb ou d’Amérique latine.

La France est alimentée en résine de cannabis depuis le Maroc et en cocaïne depuis la Colombie essentiellement. Il y a plusieurs problèmes pour les forces de l’ordre. Les relations diplomatiques entre Paris et Rabat se sont fortement dégradées ces dernières années. Par conséquent, la coopération internationale avec le Maroc est très compliquée en matière de lutte antidrogue. Singulièrement, la coopération policière en a beaucoup souffert ces dernières années.

En outre, le Maroc est un pays très attaché à sa souveraineté. Il n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires intérieures, surtout dans le domaine très délicat de la drogue, du fait notamment des problèmes de corruption et de stabilité dans la région du Rif. D’ailleurs, il n’y a pas qu’avec la France qu’il y a eu des tensions, mais aussi avec l’Organisation des nations unies contre la drogue et le crime qui envoyait chaque année des experts pour essayer de mesurer les superficies de cannabis et la production de résine de cannabis au Maroc. En 2006, Rabat a cessé sa collaboration avec l’ONUDC, ce qui fait qu’il n’y a plus vraiment d’estimation indépendante de la production de résine.

Avec Bogotá, les relations sont meilleures, mais par définition, la Colombie ne dépend pas du gouvernement français. Il faut savoir que la production de cocaïne y a sextuplé ces dix dernières années. La France n’a aucune maîtrise sur la politique qui est menée par le gouvernement de Gustavo Petro et les difficultés énormes qu’il rencontre dans l’application des accords de paix de 2016. Donc elle est relativement impuissante, même s’il existe une collaboration entre les services.

Le cannabis représente une partie non négligeable, la moitié environ, du chiffre d’affaires du trafic de drogues. Pour vous, la légalisation est-elle une solution pour assécher le trafic ?

Je pense que la question de la légalisation est un sujet complexe qui recouvre différentes réalités. En premier lieu celle de l’usage. Certains partisans de cette politique mettent en avant l’existence d’une consommation de masse de cannabis et que celle-ci engendre moins de problèmes sanitaires que des drogues légales comme le tabac et l’alcool, responsables de la mort de dizaines de milliers de personnes chaque année en France. Ce n’est pas faux, mais le risque de la légalisation, indépendamment du modèle qui serait mis en place, serait de remettre en cause — en favorisant l’accessibilité du produit — la seule rare tendance positive du marché des drogues en France, à savoir la diminution importante de l’usage de cannabis chez les adolescents.

En outre, les partisans de la légalisation pensent qu’en légalisant le cannabis, les trafiquants seraient privés d’une partie de leurs revenus. C’est possible même si aux États-Unis, dans les États qui ont légalisé, persiste un marché noir significatif et que les organisations criminelles s’investissent dans la revente d’autres produits comme le fentanyl.

En France, la seule légalisation du cannabis ne résoudrait pas tout puisque le cannabis n’est pas la seule drogue à faire l’objet d’un trafic important. Il y a notamment la cocaïne. Nous manquons de données récentes, mais il est probable qu’en termes de chiffres d’affaires, la cocaïne a certainement dépassé le cannabis.

La maire d’Amsterdam et l’hebdomadaire britannique de la globalisation heureuse The Economist viennent de proposer que l’on légalise la cocaïne. Et pourquoi pas aussi, tant que l’on y est, l’héroïne, le crack, la méthamphétamine ou les opioïdes de synthèse ? Ce n’est pas sérieux. Chez certains de ces partisans, la légalisation relève du slogan, de la pensée magique qui va résoudre tous les problèmes et notamment ceux posés par les trafics. Ils pensent avoir trouvé la solution miracle qui nous épargnera la nécessité d’une lutte résolue contre des phénomènes criminels qui affectent les conditions de vie de millions de nos compatriotes et posent des problèmes au fils des ans de plus en plus inquiétants pour la cohésion de la société française.

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