« J’ai crié leur nom toute la nuit »: sur la trace des milliers de disparus du Nigeria

Par Epoch Times avec AFP
9 février 2023 10:06 Mis à jour: 9 février 2023 14:07

Quand elle est arrivée en haut de la montagne, Hafsatu Usman a réalisé que dans sa fuite effrénée des combats, elle avait perdu trois de ses enfants.

C’était en août 2014, un jour où l’armée bombardait son village de Ngoshe, dans le nord-est du Nigeria, alors contrôlé par les jihadistes de Boko Haram.

« Je me suis rendue compte que Hadiza (cinq ans), Abubakar (13 ans) et Oussama (12 ans) n’étaient plus avec les autres enfants », raconte cette femme de 38 ans assise sur une natte bleue dans un des camps de déplacés de Yola où elle a trouvé refuge, à quelque 250 kilomètres de chez elle.

« J’ai crié leur nom toute la nuit et je les ai cherchés partout », souffle-t-elle devant le plus jeune de ses sept enfants, Yusuf, qui la regarde avec une infinie tendresse.

À cinq ans, il est en permanence accroché aux jupes de sa mère, comme s’il avait tout saisi du drame qui a frappé sa famille et des milliers d’autres. « Ce jour-là, bien d’autres enfants ont disparu », ajoute Hafsatu.

Depuis treize ans, un conflit meurtrier oppose l’armée et les groupes jihadistes dans le nord-est du pays. Plus de 40.000 personnes sont mortes et plus de 2 millions ont été déplacées.

L’insécurité est l’un des principaux enjeux de l’élection présidentielle au Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique qui s’apprête à désigner un successeur à Muhammadu Buhari le 25 février prochain.

25.000 personnes disparues

Dans le nord-est, plus de 25.000 personnes sont portées disparues, dont quelque 14.000 enfants, selon un registre du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui ne comprend que les disparitions signalées donc largement sous-évalué.

Les filles de Chibok sont sûrement les disparues nigérianes les plus connues au monde. En 2014, l’insurrection jihadiste avait fait la Une des médias internationaux lorsque 276 écolières avaient été enlevées dans leur pensionnat par Boko Haram. Une campagne mondiale baptisée #BringBackOurGirls (« #RamenezNosFilles ») était alors lancée.

(Photo : PIUS UTOMI EKPEI/AFP via Getty Images)

Huit ans plus tard, les regards se sont détournés et les hashtags se sont tus, alors qu’une centaine d’entre elles n’ont toujours pas été retrouvées. Comme des dizaines de milliers d’autres disparus.

Pas de réponse

Que sont devenus ces mères, ces pères, ces enfants ? L’incertitude est un supplice pour leurs proches, comme Hafsatu Usman qui ne « sait rien » de ses petits.

Sont-ils vivants ? Ont-ils rejoint les insurgés ? Ont-ils été arrêtés par l’armée et emprisonnés ? Sa fille a-t-elle été mariée de force à un jihadiste ? Ont-ils été tués dans des bombardements de l’armée ? Dans des exactions des jihadistes ?

Le plus souvent, il n’y a pas de réponse.

« Chaque jour que Dieu fait, je prie pour que si mes enfants sont en vie, ils me reviennent sains et saufs et que s’ils sont morts, leur âme repose en paix », dit-elle.

Il aura fallu attendre 2021 pour que les autorités nigérianes, en proie à un conflit avec les jihadistes dans le nord-est du pays, à des bandes criminelles dans le nord-ouest et le centre, à une agitation séparatiste dans le sud-est, et à la multiplication de kidnappings contre rançons, annoncent lancer un registre des personnes disparues. Il est encore en phase pilote et ne concerne pour l’heure que l’État du Borno (nord-est).

Aucune donnée fiable sur le nombre de disparus

Véritable aveu d’impuissance, le gouvernement a reconnu début 2023 que le Nigeria « ne dispose d’aucune donnée fiable sur le nombre de personnes disparues dans le pays, ni d’aucune structure permettant de faire face aux conséquences humanitaires de ces disparitions ».

Pourtant, connaître le sort d’un proche disparu est un droit, rappelle le CICR.

Partir sur leur trace dans ce pays de quelque 215 millions d’habitants, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, selon Zubairu Umar.

Ce Nigérian de 30 ans fait partie du réseau des volontaires de la Croix-Rouge qui compilent des informations sur les disparus à travers la région mais aussi au Cameroun, au Tchad et au Niger voisin, où le conflit jihadiste a essaimé.

À chaque fois qu’arrivent de nouveaux déplacés, il se rend dans les camps de Yola et inscrit de nouveaux noms sur le registre du CICR des disparus.

Nom, lieu de naissance, caractéristiques physiques sont collectés. « Et nous demandons s’ils ont une photo », explique-t-il. « Le plus souvent ils n’en ont pas donc nous prenons une photo des proches. »

La base de données du CICR dira peut-être qu’un mari à la recherche de sa femme a lui-même été déclaré disparu par cette dernière, réfugiée dans un autre camp… « Parfois on retrouve quelqu’un et c’est un sentiment incroyable », poursuit Zubairu Umar.

Pour ce travail de fourmi, des criées sont organisées : devant les déplacés réunis par district d’origine, un volontaire crie les noms de disparus. Celui qui a une information lève la main.

« Pour un seul cas, il peut arriver qu’on collecte 70 informations différentes », poursuit le volontaire. « Si la sécurité nous le permet, on peut dépêcher un volontaire dans un village, si on a établi qu’un disparu y a été vu. »

Arrestations illégales

Outre les personnes déplacées dans des centaines de camps, un nombre important de disparus peut aussi se trouver en prison ou dans des territoires contrôlés par des jihadistes, où les recherches sont encore plus difficiles.

Des dizaines de milliers de personnes ont été « arrêtées illégalement par les forces de sécurité » depuis le début du conflit, estime Amnesty international.

Suspectées d’avoir appartenu aux groupes jihadistes ou de les avoir soutenus, elles sont souvent gardées au secret sans aucun procès dans des « centres de détention inconnus, gérés pas la police, l’armée ou les services d’État », selon l’organisation.

Détenu durant huit mois avec des centaines d’autres hommes

Souvent dans des conditions inhumaines, poursuit Amnesty, qui estime à 10.000 le nombre de personnes mortes en détention.

Ibrahim, 33 ans, a passé des années en prison sans aucune nouvelle de sa famille, après avoir, dit-il, été arrêté car soupçonné « injustement » d’être un combattant jihadiste.

Cet homme très marqué physiquement, le regard perdu, vit désormais dans le camp de déplacés de Bama, dans l’État du Borno, où il a retrouvé sa femme et ses enfants fin 2021.

Il raconte notamment avoir été raflé par l’armée en 2014 et détenu durant huit mois dans une cellule avec des centaines d’autres hommes, sans pouvoir même s’allonger au sol, avant d’être identifié par le CICR et transféré dans un autre centre où il a vécu plusieurs années.

Retrouver les disparus

Le CICR s’efforce de rétablir le contact entre les personnes détenues et leurs familles, car l’organisation a accès aux centres de détention, conformément au mandat spécifique que lui confèrent les Conventions de Genève, qui régissent le droit international humanitaire.

Elle devrait aussi pouvoir discuter avec tous les acteurs d’un conflit. Mais au Nigeria, les contacts avec les groupes jihadistes n’existent pas.

D’immenses zones du territoire restent ainsi inaccessibles aux recherches.

Pour toucher le plus grand nombre, les postes radio se sont révélés un précieux relais.

« Son nom est Yahaya. Il a disparu quand Boko Haram a envahi le village de Maiha. » Jusqu’à la fin de l’année dernière, l’antenne de Radio France International (RFI) à Lagos, la capitale économique du Nigeria, donnait la parole aux proches des disparus et un numéro de téléphone aux auditeurs en cas d’information.

L’émission « Da-Rabon Ganawa » (Nous nous reverrons un jour, en français), 20 minutes hebdomadaires en haoussa, la langue la plus parlée dans le nord du Nigeria et dans tout le bassin du lac Tchad, n’a pas été reconduite à cause de restrictions budgétaires. Mais un programme similaire se poursuit sur une radio locale.

Difficiles et fastidieuses, les recherches finissent parfois par payer.

Depuis 2018, le sort de 3.534 personnes portées disparues a été clarifié par le CICR. Et 95 enfants ou adultes dits « vulnérables » ont retrouvé leur famille.

Plus de sept ans ont passé avant que Jugule Ahmed ait des nouvelles de sa famille. Sept ans de « colère » mais aussi « d’espoir, un jour, de les revoir », raconte à l’AFP cet homme de 54 ans depuis la cour de sa maison d’un camp de réfugiés à Yola.

C’est en 2015 que Jugule perd la trace de sa femme et de ses cinq enfants kidnappés par Boko Haram après un raid sur leur village de Madagali, dans l’État voisin du Borno.

Mais cet après-midi d’août 2022, un adolescent de douze ans, les mêmes yeux empreints de timidité, se tient à ses côtés. C’est Baba, son plus jeune fils qui n’avait que cinq ans lorsqu’il lui a été arraché par le conflit.

Après des années de captivité, Baba et sa sœur Adama, aujourd’hui 14 ans, ont réussi à s’échapper pour rejoindre une ville contrôlée par l’armée.

Jugule se rappellera toute sa vie ce coup de téléphone d’un ami l’informant que « deux de ses enfants auraient réussi à s’enfuir et se trouveraient désormais à Gwoza ».

Un équilibre familial bouleversé

Après enquête, les deux rescapés sont transportés jusqu’à Yola. Barnabas John, psychologue du CICR, était dans la voiture qui a conduit les enfants jusqu’à leur père. « Quand Baba a vu son père depuis la vitre, il l’a immédiatement reconnu et ne s’arrêtait pas de crier : « C’est mon père ! », se remémore-t-il. « Tout le monde s’est mis à pleurer à chaudes larmes. »

Les issues heureuses existent. Mais parfois ces réunifications marquent aussi « le début d’une nouvelle période difficile pour ces familles, dont les équilibres ont été totalement bouleversés », indique Charlie Coste, une responsable du CICR dans le nord-est.

Des rescapés de Boko Haram ne sont pas toujours acceptés dans les familles, où certains redoutent qu’ils aient pu être endoctrinés. Dans de nombreux cas, des proches de disparus se sont remariés, ont eu de nouveaux enfants.

Il existe aussi des cas de femmes enlevées par Boko Haram, remariées de force à des combattants et qui, une fois retrouvées, ne sont pas acceptées dans leur premier foyer par leur mari. « Je ne peux pas le supporter », dit à l’AFP l’un d’eux sous couvert d’anonymat, la tête baissée vers le sol.

Les réunifications sont sources d’espoir mais aussi de tourments pour ceux dont les proches n’ont pas été retrouvés.

« C’est très dur », confie Hafsatu Usman, le petit Yusuf toujours accroché à son hijab. Sur son visage, les larmes coulent.

Dans ces moments, elle trouve du réconfort au pied d’un arbuste planté pour honorer les disparus. « Quand je ne serai plus là, l’arbre existera toujours pour mes autres enfants. » Et avec, la preuve que ceux qu’on ne retrouvera peut-être jamais ont bien existé.

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