Sahel : « Les intérêts de la France ne consistent pas à avoir de l’influence au sens néocolonial du terme » selon l’ancien ambassadeur de France au Mali Nicolas Normand

Par Julian Herrero
8 avril 2024 08:28 Mis à jour: 8 avril 2024 17:48

ENTRETIEN — Bassirou Diomaye Faye a été élu fin mars président du Sénégal, succédant à Macky Sall. Lors de son discours d’investiture, il a promis un « changement systémique » et « plus de souveraineté ». Il s’était également engagé pendant la campagne à lutter contre la corruption. Pour l’ancien ambassadeur de France au Mali, Nicolas Normand, le nouveau président sénégalais a été porté au pouvoir par une jeunesse qui souffre des difficultés économiques du pays et qui souhaite une rupture avec le système. L’ancien diplomate revient également dans cet entretien sur les intérêts de la France au Sahel.

Epoch Times : Le nouveau chef d’État sénégalais incarne-t-il selon vous une véritable rupture avec son prédécesseur ?

Nicolas Normand : Il a de commun avec les dirigeants des pays du Sahel central — Mali, Burkina Faso et Niger — d’être porté par un mouvement de la jeunesse qui souhaite une rupture avec le système et les partenaires du système. C’est la version démocratique de ce changement qui s’est traduit par des putschs militaires ailleurs. L’élection de Bassirou Diomaye Faye reflète à la fois le poids de la jeunesse dans la population et les difficultés économiques de ces pays et en particulier du Sénégal.

Même si le taux de croissance atteint les 8 % en 2023 au Sénégal, une grande partie de la jeunesse se trouve dans une situation difficile. Lorsque vous avez 300.000 jeunes qui arrivent sur le marché du travail chaque année, il faudrait pouvoir créer autant d’emplois. Et ce n’est pas possible dans une économie où la majorité de la population est analphabète, où les institutions n’assurent pas véritablement un État de droit et où il y a des problèmes d’infrastructures électriques et autres.

Même si ce n’est pas un État enclavé comme ceux du Sahel central, toutes les conditions du développement économique ne sont pas réunies. Ajoutez à cela, une explosion démographique et des institutions fragiles. Donc, il n’y a pas de miracle possible et il y a une jeunesse qui se désespère de cette situation et qui souhaite le changement pour le changement. Le changement est porteur d’espoir et il s’est traduit par des putschs dans le Sahel central et par la victoire au premier tour de Bassirou Faye au Sénégal. Ce fort espoir de changement va être une pression sur le président Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko parce qu’ils ont fait des promesses aux jeunes.

Aujourd’hui, le président Faye a un discours qui peut paraître plus modéré puisqu’il dit qu’il veut rassurer ses partenaires à condition que les partenariats soient équilibrés. Mais il va être sous la pression de son électorat pour la mise en œuvre d’éléments de rupture. La question est de savoir ce que signifient la rupture et le souverainisme au Sénégal. C’est peut-être la sortie du franc CFA qui avait été évoquée au cours de la campagne présidentielle, mais aussi la fermeture de la petite base militaire française où se trouvent 350 militaires même si ça n’a toujours pas été évoqué.

Le nouveau chef d’État pourrait également mettre en œuvre une politique de rupture sur le plan économique. Mais ce serait plus difficile. La rupture est contre-indiquée en matière économique, elle est contre-productive. Il ne faut pas dissuader les investisseurs étrangers. Le président Faye a néanmoins annoncé qu’il allait revoir les contrats gaziers et pétroliers. Ça ne concerne pas les entreprises françaises, plutôt des entreprises australiennes, britanniques, etc. Mais revoir ces contrats n’est pas forcément une bonne chose. Ça supposerait qu’ils ont été mal négociés. Et s’il faut rompre des contrats, cela suppose de payer des indemnités, d’avoir des contentieux judiciaires et de trouver de nouveaux investisseurs. Tout ceci me semble assez risqué. Je pense que les autorités sénégalaises mesureront ces risques et seront assez prudentes. Quant aux entreprises françaises, elles ne sont pas visées puisqu’elles ne sont pas présentes dans le secteur pétrolier et gazier ainsi que dans le portuaire. Elles sont davantage présentes dans les travaux publics, notamment en raison des 20.000 Français installés au Sénégal.

Il a aussi promis de lutter contre la corruption et d’instaurer une nouvelle gouvernance. Mais tous les candidats ou tous les présidents qui arrivent au pouvoir disent cela. Il faut donc maintenant voir ce qu’il va arriver.

De son côté, la France a fait part au nouveau chef d’État africain de sa « volonté de poursuivre et d’intensifier le partenariat entre le Sénégal et la France ». Comment les relations entre Paris et Dakar s’annoncent-elles selon vous ? Le camp de Bassirou Diomaye Faye est parfois qualifié d’anti-français.

Il n’y a pas eu de déclaration clairement anti-française ou anti politique française de la part du président Faye après son élection ou même juste avant. Le partenariat entre la France et le Sénégal, c’est d’abord une aide publique française assez importante pour le développement de ce pays d’Afrique de l’Ouest et également une petite aide militaire avec les formations faites par la base militaire à Dakar.

Il y a aussi un partenariat économique qui concerne les entreprises privées françaises et les investisseurs. Ces dernières n’ont pas de statut privilégié, elles sont en compétition avec d’autres entreprises, soit sénégalaises, soit étrangères. Je ne crois pas que le nouveau gouvernement sénégalais ait l’intention de se couper de l’aide internationale. La rupture annoncée ne va pas aussi loin que cela. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso se sont largement coupés de l’aide au développement française et européenne et pratiquement de l’aide internationale occidentale, c’est-à-dire de l’essentiel de l’aide au développement, ce qui leur a causé des problèmes budgétaires et donc d’investissements publics.

N’y a-t-il pas un risque d’un plus grand rapprochement entre Dakar et Moscou et/ou entre Dakar et Pékin ?

Pour les pays du Sahel central, à commencer par le Mali, le rapprochement avec Moscou a été essentiellement justifié pour des questions sécuritaires, c’est-à-dire que la compagnie de mercenaires Wagner est intervenue à la demande des autorités maliennes pour combattre les forces séparatistes à Kidal. Il y avait un accord prévu pour régler la question de manière politique, et les mercenaires russes contrairement à l’armée française, avaient l’avantage de n’avoir aucun scrupule, et même aucun principe, et donc de servir les intérêts de la junte militaire, de terroriser les zones où il y avait des djihadistes et d’occuper par la force les zones où il y avait les anciens séparatistes qui étaient liés avec un accord de paix et de réconciliation qui est l’accord d’Alger de 2015.

Le Sénégal n’est pas dans cette situation puisqu’il n’y a pas de djihadisme et de problème sécuritaire particulier dans ce pays. Par conséquent, ils n’ont pas besoin de faire appel à la Russie. Par ailleurs, Moscou n’apporte aucune aide en matière de développement. Donc, ce n’est pas un partenaire qui peut apporter quelque chose au Sénégal.

La Chine est quant à elle un partenaire commercial traditionnel du Sénégal, comme des autres pays africains. Pékin est également un petit bailleur de fonds puisqu’elle a construit par exemple à Dakar le Musée des civilisations noires et certains bâtiments administratifs. Cependant, l’Empire du Milieu n’avance pas des pions sécuritaires. Je pense donc que les relations avec la Chine resteront ce qu’elles sont, plutôt bonnes.

Au mois de septembre, Emmanuel Macron annonçait le retrait de 1500 soldats français du Niger. Un départ mettant fin à la présence française au Sahel. Quelles ont été les conséquences de ce retrait pour l’influence de la France dans la région ? Y a-t-il aussi eu des répercussions sur notre approvisionnement en uranium ?

Ce n’est pas une décision d’Emmanuel Macron. La France a été poussée dehors par les trois pays du Sahel central, successivement le Mali, le Burkina Faso et enfin le Niger. Nous n’avons pas eu d’autre choix que de partir. La conséquence du retrait militaire français et du remplacement en partie par les mercenaires de Wagner a été une dégradation de la situation sécuritaire générale dans ces trois pays. Les statistiques montrent une hausse des actes de violence et de terrorisme et une certaine augmentation des zones d’insécurité. La proportion du territoire contrôlé véritablement par les capitales diminue inexorablement et le groupe État islamique a beaucoup progressé.

La zone de Kidal au Mali qui était tenue par les mouvements séparatistes a été récupérée comme je l’ai dit par la force par les mercenaires russes. Mais normalement, ce processus devait se faire aussi par la voie de la négociation dans le cadre de l’accord d’Alger de 2015. Mais cet accord était enlisé et a été victime de la mauvaise volonté des parties signataires. Il aurait été en principe possible de le relancer et de trouver une solution négociée, ce qui aurait été mieux qu’une solution militaire parce que les ex-groupes rebelles ont quitté la région de Kidal, mais ils ne sont pas désarmés et ils demeurent une menace. Ils peuvent aussi en partie renforcer les djihadistes. Ce phénomène de dégradation sécuritaire n’a pas été arrêté par la présence française militaire Barkhane. Il y avait déjà une dégradation depuis 2015 jusqu’au départ des troupes françaises en 2022 et elle s’est ensuite accéléré.

Concernant l’uranium, il faut rappeler que le Niger produisait à peu près le tiers des importations françaises d’uranium avec la société Orano, qui a succédé à Areva puisqu’Areva avait fait faillite. Pour relancer l’activité, l’État français a dû injecter de l’argent dans l’entreprise Areva pour la transformer en Orano, puis Orano a pratiquement arrêté son activité au Niger à cause des sanctions régionales de la CEDEAO sur le Niger, en réaction au coup d’État, sanctions qui empêchent Orano de s’approvisionner en pièces détachées et autres. Par ailleurs, l’entreprise française n’a pas été spécialement visée par les autorités nigériennes, mais en pratique, elle a dû quasiment cesser son activité.

Pour la France, ce n’est pas réellement un problème parce que le Niger est un tout petit producteur d’uranium à l’échelle mondiale, environ 5 %, loin derrière le Kazakhstan, l’Australie, le Canada, etc. Ces pays peuvent donc très facilement, et c’est le cas, suppléer aux besoins français d’importation d’uranium.

Comment la France garde-t-elle aujourd’hui son influence sur cette partie du continent africain ?

Contrairement à ce qui est souvent compris, la France ne cherche pas à avoir de l’influence au sens de la domination. Dans les cas des pays du Sahel qui sont des pays en crise sécuritaire, mais aussi en crise économique, sociale et démographique, la France cherche à éviter que cette région soit déstabilisée. Donc il ne s’agit pas d’avoir de l’influence en tant que telle, mais d’éviter que cette région ne se transforme en zone de déstabilisation et de chaos.

La déstabilisation de la région aurait deux conséquences : premièrement, l’installation de foyers permanents de terrorisme venant de l’État islamique en particulier, et éventuellement d’Al-Qaïda, puisque ces deux groupes sont présents dans la zone. Aujourd’hui, le Sahel représente environ 50% des attentats terroristes dans le monde, ce qui est un phénomène nouveau, c’est-à-dire qu’il y a une espèce de basculement géopolitique du terrorisme international vers le Sahel. Et comme la situation ne cesse de se dégrader, on peut craindre que la région devienne un foyer de terrorisme susceptible d’exporter l’insécurité d’abord vers les États côtiers, africains, ouest africains et ensuite vers l’Europe par le biais des diasporas. Deuxièmement, il y a un risque migratoire. Il est évident que si toute cette région est déstabilisée politiquement et économiquement, il va y avoir une pression migratoire vers les États côtiers et vers l’Europe.

Donc les intérêts de la France ne consistent pas à avoir de l’influence au sens néocolonial du terme. On n’a pas de raison d’exercer une influence particulière sur cette région qui ne nous est pas utile économiquement. En-dehors de l’uranium, l’or est une richesse importante dans ces pays. Mais la France est absente du secteur minier. Elle n’y exploite pas non plus le pétrole au Sahel. Nos intérêts sont ailleurs.

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