Entretien avec Olivier Babeau: «Ce n’est plus dans le travail que se fondent les inégalités sociales, mais dans le loisir»

Par Ludovic Genin
6 mars 2023 15:46 Mis à jour: 4 octobre 2023 09:43

Nous n’avons jamais aussi peu travaillé qu’aujourd’hui. Cela pourrait sembler contradictoire, mais les chiffres sont là. Pendant la révolution industrielle, nous travaillions 4000 heures par an, nous en sommes maintenant à 1400 heures. Notre temps libre n’a jamais été aussi important.

Dans son dernier ouvrage La tyrannie du divertissement aux éditions Buchet‑Chastel, Olivier Babeau décrit l’hégémonie des loisirs passifs sur les loisirs constructifs dans l’occupation du temps libre, notamment l’omniprésence du divertissement sur les loisirs studieux et sociaux. Le bon usage de nos loisirs permettrait de sortir d’un déterminisme social et améliorerait nos chances de réussite. Alors qu’à l’inverse un loisir dominé par l’oisiveté creuserait les inégalités et diminuerait le mérite de sortir des cadres prédéfinis.

Professeur à l’université de Bordeaux et président‑fondateur du think tank Institut Sapiens, Olivier Babeau est aussi l’auteur de l’Éloge de l’hypocrisie et du Nouveau désordre numérique, Comment le digital fait exploser les inégalités. Pour mieux comprendre les mécanismes de cette « tyrannie du divertissement », il a accepté de répondre à nos questions.

Epoch Times : Bonjour M. Babeau, vous êtes professeur d’université, fondateur et président de l’Institut Sapiens, un laboratoire d’idées sur les questions sociétales et technologiques, qu’est‑ce qui vous a poussé à écrire ce livre sur la tyrannie du divertissement ?

Olivier Babeau : Le décès de mon père il y a deux ans a joué pour moi le rôle de révélateur. Universitaire de renom, il a dédié sa vie à la réflexion économique. Quand une attaque cardiaque l’a terrassé à 86 ans, il venait d’achever un dernier texte. Quand on aime ce que l’on fait, il n’y a jamais de retraite. Il est dans l’ordre des choses de mourir à sa table d’ouvrage, comme l’organiste Louis Vierne succomba aux claviers de l’orgue de Notre‑Dame de Paris, après avoir plaqué le dernier accord de son morceau. La distinction essentielle entre travail et loisir (entre une activité rémunérée et une non‑rémunérée) cache l’essentiel. Il est beaucoup plus intéressant d’opposer l’activité qui libère à celle qui aliène. De la même façon que certains travaux élèvent, il existe aussi des loisirs qui abaissent.

Cela faisait longtemps que mes réflexions m’amenaient à considérer les loisirs comme le thème dont le traitement n’était pas à la hauteur de son importance réelle. Le loisir, c’est cette part de notre vie gagnée sur la nécessité qui est rendue à notre volonté. Notre temps arbitrable. Cela devrait être la meilleure partie de notre vie, celle qui justifie tous les efforts que nous faisons pour « la gagner ». Gagner sa vie, ce n’est pas seulement avoir de quoi manger, c’est surtout acheter le luxe autrefois inouï du temps à soi.

L’augmentation de l’espérance de vie et le recul du temps de travail aidant, on n’a jamais eu autant de temps à soi. Mais c’est là que le vrai problème commence : qu’en faisons‑nous, de ce temps donné en abondance ? Est‑il employé au mieux ? C’est la question que je pose dans mon livre.

Il existe, selon vous, trois types de loisirs : le loisir de divertissement, celui de l’investissement social et le loisir studieux. En quoi nos loisirs ont‑ils été confisqués au profit du divertissement ? Quels sont les types de loisirs studieux et sociaux concernés par cette confiscation ?

Oui, on peut distinguer le temps pour les autres, le temps pour soi et le temps hors de soi. Respectivement celui où l’on renforce son agrégation sociale, celui où l’on s’améliore, et celui où l’on se fuit soi‑même. C’est ce dernier que je nomme le divertissement, en empruntant bien sûr à Blaise Pascal cette idée d’une occupation superficielle et vaine qui nous détourne de l’essentiel. C’est celle où l’on abandonne sa volonté à d’autres, où l’on reste passif. Elle ne nous change pas, sauf négativement. Le loisir studieux (skholè en grec) désigne en revanche pour moi toutes les activités qui font grandir, améliorent nos compétences, notre connaissance de nous‑même. J’y range le sport, les pratiques artistiques et plus généralement toute posture active face à l’existence. La rêverie et toute les formes de méditation en font partie.

Les trois types de loisirs sont indispensables et devraient être également répartis. Or le temps libre dont nous jouissons a été largement confisqué par le divertissement. Parce qu’il est la voie de la facilité, ce qui nécessite le moins de préparation et d’effort, et qu’il a pour lui les séductions puissantes de cet immense secteur de l’économie qu’est devenu l’entertainment. Une partie de notre économie ne tourne désormais que pour nourrir une insatiable demande de contenus qui seront consommés d’un œil ennuyé, parfois même en accéléré, pour pouvoir en absorber plus. L’époque est à l’hyper‑sollicitation de nos cerveaux jamais laissés en repos. Nous baignons dans le bruit et le vibrionisme incessant. Nous sommes moins capables de silence ou d’oisiveté contemplative.

(Avec l’aimable autorisation des éditions Buchet-Chastel)

Il y a eu trois retournements dans le rapport loisir/travail : la révolution néolithique, la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle et la révolution numérique du début des années 2000. En quoi ont consisté ces retournements et comment a évolué depuis le rapport entre le travail et le loisir ?

Le travail n’est en un sens véritablement né qu’avec la révolution néolithique il y a 10.000 ans environ. Avant, la vie des fourrageurs était d’un autre ordre, sorte d’oisiveté permanente entrecoupée de quelques heures de chasse et de cueillette, dans le cadre d’une vie de clan. Tout change avec la sédentarisation. L’agriculture et l’élevage exigent un grand nombre de bras. Jusqu’à la mécanisation, il s’agissait de travaux physiquement durs. La société s’agrandit, se structure. Les tâches sont divisées. Les classes sociales apparaissent. L’oisiveté n’était donnée qu’aux élites, au prix du travail du plus grand nombre. L’otium (le loisir) des Romains est ce temps libre dont on peut jouir quand on a des esclaves qui travaillent à sa place. C’est un luxe de riches, un raffinement réservé à quelques‑uns.

La révolution industrielle a porté à son paroxysme cette forme d’asservissement de l’homme. Puis le XXe siècle amorce une implacable baisse du temps de travail : de 4000 heures par an, on tombe autour de 1900 heures en 1950, à 1400 environ aujourd’hui. Le travail sort de nos vies, qui par ailleurs sont de plus en plus longues (l’espérance de vie a doublé en un siècle). La révolution numérique accélère ce mouvement et fait franchir un nouveau cap dans une société qui se polarise. La place du temps de travail dans nos vies continue de diminuer tendanciellement. Pour la première fois depuis dix mille ans, les élites travaillent plus que les classes modestes. En 1940 aux États‑Unis, le temps de travail hebdomadaire moyen des 60% les plus pauvres était de 50 heures, mais seulement de 46 heures pour les 1% les plus riches. Les deux courbes se sont croisées en 1960. À partir de ce moment, ce sont les plus hauts revenus qui travaillent le plus. Avec 53 heures hebdomadaires en moyenne, les 1% les plus riches travaillent 4 heures de plus que les 10% les plus riches, et 12 heures de plus par semaine que ceux dont les revenus sont compris dans les 60% inférieurs (41 heures par semaine) !

L’arbitrage entre travail et loisir se fait désormais au profit du second. La violence de l’opposition à la réforme des retraites proposée en France en témoigne : le choix collectif est celui d’un appauvrissement collectif plutôt qu’un allongement de la durée de travail. Comme l’ont relevé Fourquet et Cassely, 1992 marqua symboliquement le tournant de la civilisation industrielle tournée vers le travail à la civilisation du loisir tournée vers le temps libre. La légendaire usine Renault de Boulogne‑Billancourt ferme ses portes. Douze jours plus tard, ouvre à Marne‑la‑Vallée le parc Eurodisney. Un temple du travail ouvrier disparaît ; celui de l’entertainment ouvre ses portes. Depuis une trentaine d’années, nous vivons dans un monde dont la référence implicite n’est plus le travail mais le loisir.

Pourquoi, selon vous, l’origine des inégalités sociales a‑t‑elle été mal diagnostiquée depuis le XVIIIe siècle et qu’une tyrannie du divertissement s’oppose aujourd’hui au mérite et la volonté individuelle de se dépasser et de dépasser sa propre condition ?

Je consacre une partie de mon livre à parler, comme Rousseau en son temps, de l’origine des inégalités. J’y défends la méritocratie, qui a substitué à la naissance au principe de la distinction fondée sur les compétences. Les élites bourgeoises qui ont émergé à partir du XIXe siècle se sont adaptées aux clés de la réussite dans une société désormais plus méritocratique. Elles ont développé une nouvelle stratégie de leur temps libre dont le but est d’actionner les leviers de la réussite. Elles ont adopté comme valeurs la mise à distance du plaisir, la culture des connexions sociales et surtout l’idéal d’accumulation des compétences. Il faut dire qu’entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe, le prix de la réussite ne cesse de s’élever sous l’effet conjugué de la technicisation de la société et de la compétition cognitive. Comme l’a très bien montré Bernard Lahire dans son livre Enfance de classe, « les dominants savent s’approprier ce qu’il y a de mieux à leur époque ».

Au cours du XIX siècle, la démocratisation lente mais réelle du loisir studieux chez les ouvriers avait été conçue comme le levier privilégié pour permettre la mobilité sociale. Apprendre était la clé de l’émancipation. Mais au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’idée que la réussite venait de l’effort a connu un discrédit grandissant. L’accent mis sur les structures sociales comprises comme déterminant les destins et le recul de la place du travail dans la vie ont favorisé une marginalisation de cette idée. La prégnance en France d’une compréhension des inégalités comme étant d’abord et avant tout le produit de structures sociales plus fortes que la volonté a contribué à faire entrer la notion de méritocratie dans une crise profonde. Si l’effort ne crée plus la réussite, alors l’effort est inutile (et les élites toujours illégitimes). Non seulement travailler est passé de mode, mais se cultiver est devenu carrément suspect. En abandonnant l’idée que l’effort pouvait faire la différence, on s’est interdit de voir le tournant qui avait lieu : dans une société du loisir, ce n’est plus dans le travail que se fondent d’abord les inégalités sociales, mais dans le loisir.

Pourquoi faut‑il sortir de cette domination du divertissement dans nos loisirs ? En quoi le « capital cognitif » est important pour sortir cette aliénation et cette illusion du progrès technologique ?

Une lecture lucide des inégalités permet de montrer que la réalité se situe à mi‑chemin entre les visions extrêmes du déterminisme (« tout est joué au départ ») et de la liberté totale (« il suffit de la vouloir »). À une époque où la montée en puissance des machines élève sans cesse, le niveau moyen de compétences exigées, la réussite sociale est devenue avant tout un jeu d’accumulation cognitive ensuite stratégiquement valorisée grâce à la mobilisation du capital social disponible. Or, le temps libre est le moment de cette accumulation, durant l’enfance et tout au long de la vie. C’est là que tout ce sur quoi il est possible d’agir se joue. C’est là aussi que le bât blesse : le temps libre d’une partie de la population est absorbé par le divertissement, ce qui enracine les polarisations sociales. La composante cognitive est déterminante dans la reproduction sociale : les enfants de parents ayant le bac ou un diplôme du supérieur connaissent une progression plus forte de leurs revenus. L’argent n’est d’ailleurs pas le plus déterminant : ce sont les enfants d’enseignants et de la petite bourgeoisie très diplômés (médecins, notaires, etc.) qui réussissent le mieux. Inversement, les enfants d’ouvriers et d’employés ont une probabilité plus faible de grimper dans l’échelle des revenus. La mobilité sociale n’est pas moins forte qu’autrefois, elle est juste plus rapide à la descente : rester dans les classes dominantes sur plusieurs générations demande un effort renouvelé, un travail constant qui a lieu d’abord et avant tout dans le temps libre.

En quoi le progrès est‑il devenu le pire ennemi de « l’éthique du temps libre » ? Est‑ce que l’acquisition des nouvelles connaissances n’a pas toujours déterminé l’avenir d’une société, ainsi que le niveau de libre-arbitre et d’épanouissement individuel ?

Oui, mais justement les tentations n’ont jamais été aussi fortes et nombreuses qu’aujourd’hui, à mesure que l’exigence d’acquisition de nouvelles connaissances s’est élevée. Il faut en comprendre et en connaître des choses pour se repérer et être utile dans ce monde ultra‑complexe et connecté. Cela demande un réel effort sur la durée, par exemple avec la lecture quotidienne de journaux. Dans le même temps, les sirènes du plaisir immédiat chantent à nos oreilles. Le progrès permet la mécanisation qui a libéré nos vies du travail harassant, mais il prend aussi la forme d’une omniprésence des écrans. En une quinzaine d’années a émergé une économie fondée sur la captation de notre attention qui favorise l’hégémonie du divertissement. Je le répète, en jetant au feu la valeur travail, on a aussi jeté la valeur effort. C’est là l’erreur essentielle. Il ne faut pas moins d’efforts pour réussir sa vie d’homme libre que pour réussir sa vie professionnelle. Dans une société où la religion n’occupe plus qu’une place marginale, le sens de la vie se cristallise alors pour beaucoup dans une sorte d’hédonisme : il s’agit de « se faire plaisir », de « profiter ». Le temps libre a été happé par un divertissement qui fournit ses petits plaisirs immédiats à volonté. On peut faire une analogie avec le fast‑food qui a conquis nos assiettes : friture, graisse et sucre administrés en vitesse et digéré aussi vite. Une nourriture qui laisse affamée, dont la principale fonction est de laisser place à la suivante le plus vite possible. Le divertissement entretient un état de manque permanent seulement apaisé quelques instants par la dose vite ingérée, quand la skholè, elle, rassasie.

Quels sont les défis aujourd’hui pour éviter cet asservissement au divertissement ?

Notre défi est de lutter contre la facilité du monde. Trop de choses nous proposent aujourd’hui de mettre notre cerveau en mode « pilote automatique », de nous abandonner à notre instinct grégaire ou au principe de la plus grande pente cognitive. Dans le Wall Street Journal, l’éditorialiste Jerry Baker remarquait en août dernier qu’aux États‑Unis 7 millions de gens âgés entre 25 et 54 ans avaient quitté le marché du travail. Que font‑ils ? Rien. Pour beaucoup, « ils jouent à Call of Duty sous drogue ». Ils passent 2000 heures par an devant des écrans, soit l’équivalent horaire des heures travaillées par les actifs. Penser, comme le dit le psychologue Olivier Houdé, c’est résister à soi‑même. Nous devons en particulier réapprendre à mettre notre plaisir à distance. Maximiser son plaisir demande une discipline immense. Il ne s’agit pas, j’insiste, d’une condamnation du plaisir en soi comme chez les chrétiens car il serait mauvais de le faire, mais plutôt de cette logique antique qui cherche à maximiser la qualité de son plaisir par sa maîtrise. La skholè, c’est le plaisir maximisé, porté à son maximum.

Est‑ce que les autorités françaises ont pris la mesure de ces questions pour protéger les enfants et les populations les plus modestes ? Qu’est‑ce que cela dit de notre société si nos élites sont également entraînées par cette dérive de nos capacités intellectuelles vers le divertissement ?

La prise de conscience des autorités est très lente. Nous avons du mal à diagnostiquer le problème car le relativisme dominant nous empêche désormais de reconnaître qu’il existe une hiérarchie entre les occupations, des degrés de qualité dans le plaisir. Tous les loisirs ne se valent pas. Leurs effets sur notre bien‑être à long‑terme sont différents. Re‑hiérarchiser nos occupations est donc la première solution. Cela demande naturellement une révolution intellectuelle dont nous sommes loin : l’époque est plus que jamais à l’indistinction, à une éthique de l’horizontalité où rien ne doit dépasser, de peur de heurter tel ou tel. De la même façon qu’il n’est plus possible de dire que l’obésité est dangereuse pour la santé, il est devenu difficile de dire expressément que les jeux vidéo peuvent être joués de façon excessive : en avril 2020 le jeu Fortnite a enregistré 3,2 milliards d’heures de jeu. C’est l’équivalent de 36.000 années humaines. De même, on s’est réjoui du succès auprès des jeunes du « pass culture », donnant un crédit d’achat de biens culturels aux jeunes, expérimenté en France depuis 2019 en relevant que les livres tiennent une grande place dans les achats. Or la réalité est que si le livre occupe une grande place dans les consommations, c’est en grande majorité à travers les mangas, genre respectable mais auquel il est dommage de se limiter. La lecture de livres hors bande dessinée, de même que l’écoute de musique classique, s’effondre depuis quarante ans.

Il faut reprendre le contrôle de notre attention. Nous sommes tous menacés par la tentation de meubler nos loisirs par des écrans sur lesquels on se perd. Il faut avoir le courage de garder la maîtrise de ses comportements en évitant qu’ils deviennent ces routines addictives qui absorbent nos vies. Il ne s’agit pas de bannir les écrans de nos vies, car les ressources accessibles en ligne peuvent être très utiles. Mais ce ne sont pas toujours les contenus ni les activités les plus enrichissantes que nous y visionnons. Je ne crois pas trop à des politiques d’interdiction, comme en Chine.

Je pense plutôt que la solution est dans la transmission dès le plus jeune âge d’une attitude vis‑à‑vis du savoir et de l’effort d’apprendre. Cela nécessiterait qu’on remette le savoir et l’excellence au centre de notre système éducatif.

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