La nomination d’une ex-fonctionnaire américaine de l’administration Obama à un haut poste de la Commission européenne fait polémique

Par Etienne Fauchaire
14 juillet 2023 14:20 Mis à jour: 14 juillet 2023 14:25

Fiona Scott Morton, ancienne haute fonctionnaire de l’administration Obama et consultante pour plusieurs Gafam, a été nommée au poste de cheffe économiste à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Une annonce qui fait grincer des dents aussi bien chez les fonctionnaires européens qu’au sein de la classe politique française en raison de sa nationalité et de ses potentiels conflits d’intérêts. Le gouvernement français a demandé à Bruxelles de reconsidérer son choix.

Le 11 juillet, la Commission européenne a indiqué sur son site Internet que la puissante direction générale de la concurrence, en charge d’enquêter sur les atteintes à la compétition entre entreprises de l’UE, venait de recruter à sa tête une nouvelle chef économiste américaine. Un choix qui a surpris : théoriquement, seuls les citoyens détenant un passeport européen sont autorisés à travailler pour les institutions bruxelloises. De rares dérogations ont été acceptées par le passé, mais uniquement pour des personnes employées dans les bureaux de la Commission à l’étranger et pour des postes dont le niveau de responsabilité n’est pas très élevé.

Américaine et liée aux Gafam

Économiste en chef de la division antitrust du département américain de la Justice de 2011 à 2012 sous l’administration Obama, professeure d’économie à l’Université de Yale, un temps pressentie pour devenir responsable anti-trust au sein du gouvernement de Joe Biden, Fiona Scott Morton est également consultante pour des géants du numérique, à savoir Apple, Microsoft et Amazon : «Je travaille avec des entreprises dont je suis confiante dans le fait qu’elles respectent la loi», avait-elle assuré en 2020, se prononçant également défavorablement dans une tribune sur le Washington Post en 2019 contre les scissions des Gafam. Des mesures pourtant envisagées par la Commission, alors que plusieurs de ces multinationales se trouvent justement dans le collimateur des enquêteurs européens.

Ses contrats conclus avec Apple et Amazon avaient été dévoilés en juillet 2020, des révélations qui avaient alors mis à mal l’universitaire : «Fiona Scott Morton est largement reconnue comme une experte antimonopole de premier plan, connue pour ses alertes sur les géants américains des nouvelles technologies qui étouffent la compétition et l’innovation. Pourtant [cette] économiste à Yale et ancienne fonctionnaire du ministère de la Justice conseille également deux des plus grosses entreprises du secteur – Amazon et Apple – alors qu’elles affrontent [en ce moment] des enquêtes fédérales antimonopoles», rapportait alors Bloomberg, qui soulignait en outre sa participation à des rapports officiels visant Facebook et Google, ce sans mentionner ses activités auprès des deux autres multinationales.

«Les monopolistes menacent le fonctionnement de la démocratie»

Des conflits d’intérêts qui avaient poussé la juriste Zephyr Teachout à appeler Fiona Scott Morton à démissionner du projet de recherche que l’économiste dirige à Yale. «Elle ne peut pas continuer à le diriger sans porter atteinte à son intégrité», écrivait sur Twitter cette professeure de droit à l’Université Fordham, également spécialiste de la concurrence. Quelques jours plus tard, Vice annonçait que deux chercheurs avaient démissionné de ce programme, le «Thurman Arnold Project», suite aux révélations.

«Il est très clair qu’en achetant des experts qui s’alignent sur leurs revendications, les monopolistes menacent le fonctionnement de la démocratie et l’intérêt du public», n’hésitait pas à marteler le magazine American Prospect dans un article centré sur les liens de Scott Morton avec ces grandes entreprises.

La nomination de Fiona Scott Morton pose donc à nouveau des questions en matière de conflits d’intérêts. «Je ne suis salariée d’aucun cabinet de consultants, plutôt une consultante indépendante», fait-elle valoir dans son CV transmis aux commissaires, dans lequel elle indique effectuer des missions pour trois cabinets : le plus souvent pour Charles River Associates – bien connu dans la bulle bruxelloise pour être le lobbyiste préféré des Gafam –, mais aussi pour Bates White et Cornerstone. «J’ai travaillé sur cinq ou six cas ces dix dernières années. Chaque cas représentant un budget compris le plus souvent entre 1 et 2 millions de dollars [entre 894 000 euros et 1,79 million d’euros]», poursuit-elle sans ajouter plus de précisions.

«Les Gafam semblent désormais avoir l’une des leurs au cœur de la réglementation européenne»

De gauche à droite, la classe politique française s’est insurgée comme un seul homme contre cette décision. «Donc, c’est une Américaine tout droit venue du département de la Justice américaine qui devient la chef de la Concurrence européenne, en pleine guerre économique avec Washington ? Et tout le monde trouve ça normal ?», a fustigé sur Twitter le vice-président des Républicains Julien Aubert. Devant le Parlement européen, le président du Rassemblement national Jordan Bardella a, lui, partagé ses craintes à propos «d’une question vitale de souveraineté» : «Mme Morton est une Américaine qui a été consultante pour les Gafam et soupçonnée dans ce cadre de pratiques douteuses. Cette décision inquiète puisque les tentaculaires Gafam semblent désormais avoir l’une des leurs au cœur de la réglementation européenne. Cette question pose a minima la question du conflit d’intérêt. La commission est-elle libre de toute ingérence et de toute influence de la part des États-Unis d’Amérique et de leurs sociétés ?»

Le recrutement de Mme Scott Morton est « un scandale », a fustigé de son côté l’eurodéputé écologiste Yannick Jadot, en demandant à Mme von der Leyen « d’annuler cette nomination contraire à l’éthique ».

«Est-on obligé de recruter chez les Gafam américains ? Si l’on rajoute le pantouflage [dans des cabinets d’avocats] de certains hauts fonctionnaires de la Commission : les géants du numérique sont bien entourés pour naviguer dans le nouvel environnement réglementaire européen…», tweetait, la veille, l’eurodéputée de Renew Stéphanie Yon-Courtin. «Cette ancienne employée de plusieurs Gafam aura donc pour mission de faire appliquer les réglementations (…) que ces mêmes entreprises ont combattues avec grande vigueur à renfort de millions de dollars de lobbying. Cette situation est surréaliste», juge, quant à lui, son collègue Emmanuel Maurel (LFI).

Du côté du gouvernement français, plusieurs ministres ont fait connaître publiquement leur étonnement, voire leur mécontentement : « La régulation du numérique est un enjeu capital pour la France et pour l’Europe. Cette nomination mérite d’être reconsidérée par la Commission », a réagi jeudi soir sur Twitter la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna.

Outre Mme Colonna, deux autres membres du gouvernement se sont publiquement étonnés de ce choix. « L’Europe compte de nombreux économistes de talent », a relevé la secrétaire d’État chargé de l’Europe, Laurence Boone. Elle a précisé avoir engagé le dialogue sur la question avec la Commission, conjointement avec le ministre délégué au Numérique Jean-Noël Barrot.

«C’est comme si, à Washington, la personne chargée de suivre le dossier Airbus-Boeing était française»

Interrogée mercredi, la Commission tient de son côté à se montrer rassurante : «Elle ne pourra pas travailler sur des cas auxquels elle a été associée dans son travail de consultante. Elle ne pourra pas non plus, durant ses deux premières années à la DG concurrence, s’occuper des entreprises pour lesquelles elle a travaillé dans l’année précédant son entrée en fonction», précisant s’être assurée de l’absence de conflits d’intérêts.

«L’économiste en chef de la DG [direction générale] concurrence ne prend pas de décision. Cela aurait été plus compliqué de choisir un ou une Américaine pour un poste de directeur», plaide auprès du Monde un haut fonctionnaire qui soutient la décision de la Commission. Le journal d’enchainer : «Certes, mais l’économiste en chef du bras antitrust de la Commission donne des avis, qui aident ses employeurs à se décider». «L’économiste en chef de la DG concurrence assiste à toutes les réunions, suit tous les dossiers, et ses avis sont déterminants», s’agace une autre source interrogée par le média, qui assène : «C’est un peu comme si, à Washington, la personne chargée de suivre le dossier Airbus-Boeing était française !»

 

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