La France ne peut réformer sa politique migratoire sans dénoncer l’accord franco-algérien de 1968, met en garde Xavier Driencourt

Par Etienne Fauchaire
3 juin 2023 10:08 Mis à jour: 3 juin 2023 10:08

Ambassadeur de France en Algérie pendant sept ans, d’abord sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy puis sous celui d’Emmanuel Macron, Xavier Driencourt sonne l’alarme sur un versant ignoré et méconnu du régime d’entrée et de séjour des étrangers en France : celui dont bénéficient les ressortissants de nationalité algérienne en vertu d’un traité bilatéral datant de 1968. Dans une note intitulée « Politique migratoire : que faire de l’accord franco-algérien de 1968 ? » et publiée chez Fondapol, think tank libéral dirigé par Dominique Reynié, également professeur des universités à Sciences Po Paris, l’ancien diplomate souligne que la France ne pourra reprendre le pouvoir sur sa politique migratoire tant que ce traité ne sera pas dénoncé : une nécessité si l’exécutif, qui a étalé ses ambitions de réformer sa politique d’immigration, en a sincèrement la volonté. Quitte à risquer une crise diplomatique avec l’Algérie.

Un privilège. L’accord bilatéral signé entre la France et l’Algérie le 27 décembre 1968 offre à l’État maghrébin un statut exceptionnel qui confère à ses ressortissants une dérogation au droit commun établi par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Portant sur la circulation, l’emploi et le séjour des Algériens dans l’Hexagone, ce texte est le fruit d’une négociation initiée par la France, qui souhaitait codifier leurs conditions d’accueil dans un contexte économique particulièrement prospère. 1968, c’est l’époque des Trente Glorieuses : le chômage pointe au plus bas (moins de 300.000 sans emplois), l’économie est florissante, la production industrielle connait une forte croissance. Aussi, le grand patronat français est en recherche de travailleurs pour accompagner les besoins de main-d’œuvre supplémentaires au sein de ses usines, notamment dans l’industrie automobile. L’enjeu qui se pose donc au gouvernement français : réguler, encadrer, et règlementer les flux migratoires en provenance d’Algérie.

Depuis les accords d’Évian de 1962, qui ont acté son indépendance mais aussi autorisé la libre circulation des personnes entre ce pays et la France, l’exode des Algériens chez l’ancien colonisateur est massif, quand bien même on retrouve dans ce mouvement d’émigration des partisans ou militants de l’émancipation.

Le traité de 1968 est donc perçu d’un œil positif par les autorités algériennes. Par son adoption, non seulement sont-elles en mesure de prévenir une éventuelle vague de départs de leurs citoyens inquiets des conséquences de l’indépendance, l’accord prévoyant un contingent annuel limité à 35.000 entrées, mais elles obtiennent de la France la reconnaissance d’un statut particulier, qui accorde à ses ressortissants un très avantageux régime dérogatoire au droit des étrangers, que ce soit en matière de regroupement familial, de régularisation des sans-papiers, ou encore de conditions d’intégration, de connaissance de la langue française, de respect des valeurs de la République. Bien que cet accord ait été successivement modifié en 1985, 1994 et 2001 par trois avenants, le corps et l’esprit du texte demeurent toujours en vigueur près de soixante ans plus tard, explique Xavier Driencourt.

Un accord abscons et désuet

Ce statut particulier, Alger y tient, le jugeant au prisme d’un « droit hérité de l’histoire », contrepartie de la colonisation française pendant plus d’un siècle. Lors d’un entretien avec l’ambassadeur de France en Algérie en mai 2012, le président Abdelaziz Bouteflika le martèle : « Nous, Algériens, nous devons être mieux traités en matière de visas que nos frères marocains, car l’Algérie, avant 1962, était un département français tandis que le Maroc n’était qu’un protectorat. En d’autres termes, l’histoire a créé des droits au profit des Algériens, ces droits ont été reconnus par les accords d’Évian et l’accord du 27 décembre 1968, ils sont inaltérables et les remettre en cause serait à la fois une insulte à l’histoire et une sorte de déni de justice. Le visa n’est dans ce contexte, pas seulement un document technique qui permet de se rendre en France comme dans le reste de l’Europe Schengen, mais c’est avant tout un droit, et quasiment le prix à payer par la France pour la colonisation de l’Algérie cent trente-deux années durant ».

Lors d’un entretien au Figaro en décembre 2022, le président algérien Abdelmadjid Tebboune lui emboite le pas : « La circulation des personnes entre nos deux pays a été réglée par les accords d’Evian de 1962 et l’accord de 1968. Il y a une spécificité algérienne, même par rapport aux autres pays maghrébins. Elle a été négociée et il convient de la respecter. » Et d’ironiser : « Je me permets de paraphraser un ami qui, de manière anecdotique et ironique, me déclarait récemment que les Algériens devraient avoir des visas d’une durée de 132 ans (ndlr : le temps de la colonisation française en Algérie). Ce serait effectivement un échange de bons procédés ! »

En vérité, dans une société algérienne qui se porte mal, une large partie de la population étant confrontée à des conditions de vie laborieuses qui s’expliquent en partie par la corruption endémique de son État (sur l’échelle mondiale de l’indice de perception de la corruption publié chaque année par Transparency International, l’Algérie figure à la 119eplace sur 180), le visa fait office pour le gouvernement de régulateur des problèmes internes, sorte de « soupape », comme le souligne l’ex-diplomate dans sa note à Fondapol : « Il représente l’espoir de partir. »

Un problème, car en France « le contexte politique, économique et social de 2023 a changé par rapport à ce qu’il était en 1968 », rappelle M. Driencourt dans son entretien accordé le 25 mai à la journaliste du Figaro Eugénie Bastié : « Politique, parce que la question de l’immigration est aujourd’hui au cœur des débats du pays, on le voit régulièrement. Économique, en raison des conditions générales qui ne sont plus celles de 1968, et social parce que le regard des Français sur l’immigration a évidemment évolué. »

Un régime de visas enfermé dans une intrication de normes juridiques

Face au désaveu majoritaire de la population sur l’actuelle politique d’immigration, l’exécutif macroniste veut présenter une apparence de fermeté et, pour ce faire, réformer, notamment en accentuant la reconduite aux frontières des étrangers en situation irrégulière, lesquels sont principalement issus des pays du Maghreb.

Comme le note l’ancien ambassadeur français, cette lutte contre l’immigration clandestine est rendue d’autant plus ardue que de son côté, l’État algérien ne remplit pas ses obligations, notamment en ce qui concerne la délivrance des laissez-passer consulaires sans lesquels il est impossible de faire appliquer les obligations de quitter le territoire français (OQTF). Un sujet majeur, puisque, selon une enquête de l’Insee publiée en mars 2023, les Algériens constituent la première nationalité étrangère en France.

Pourtant, sur ce point précis, derrière les nobles intentions mises en avant par le gouvernement dans son projet de loi immigration apparait un vide juridique de taille : « En consultant le texte du récent projet de loi visant à “contrôler l’immigration et améliorer l’intégration“, déposé en février 2023 par les ministres Gérald Darmanin et Olivier Dussopt, un lecteur attentif ou un juriste averti notera qu’il y est précisé que ses dispositions ne concernent pas les Algériens, et que la spécificité de leur situation sur ce point ne ferait pas l’objet des discussions à venir lors de l’examen du nouveau projet de loi », signale l’ancien diplomate, qui enfonce le clou : « Exclure d’un projet de loi en matière d’immigration le cas des ressortissants algériens, comme ce fut fait lors des lois dites Sarkozy ou Collomb, réduirait à presque rien les chances d’atteindre les objectifs fixés ».

La cause de cette exception algérienne dans ce texte législatif réside dans la primauté des traités internationaux sur le droit national. Le corpus juridique français dispose en effet, aux termes de l’article 56 de la Constitution, que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés, ont dès leur publication une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Conséquence : les Algériens ne peuvent donc pas être concernés par les lois sur l’immigration en vertu de cet accord bilatéral conclu le 27 décembre 1968.

Un obstacle constitutionnel doublé d’une épine jurisprudentielle : la jurisprudence constante du juge administratif précise que l’accord « régit d’une manière complète les conditions dans lesquelles les ressortissants algériens peuvent être admis à séjourner en France et à y exercer une activité professionnelle, ainsi que les règles concernant la nature des titres de séjour qui peuvent leur être délivrés et leur durée de validité, et les conditions dans lesquelles leurs conjoints et leurs enfants mineurs peuvent s’établir en France ; qu’il suit de là que les dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile relatives aux différents titres de séjour qui peuvent être délivrés aux étrangers en général et aux conditions de leur délivrance, ne sont pas applicables aux ressortissants algériens, lesquels relèvent à cet égard des règles fixées par l’accord précité ».

Que faire ?

Selon Xavier Driencourt, la voie de la renégociation est, du moins en premier lieu, d’emblée à écarter : « Force est de constater qu’elle n’a pas permis d’obtenir de résultat. » « Il reste donc la voie de la dénonciation. » Sur le plan juridique, puisque l’accord franco-algérien ne comporte pas de clause de dénonciation, le droit international commun s’appliquerait, en l’espèce, la convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. Dans ce cas de figure, il reviendrait à la France de démontrer qu’elle est fondée à dénoncer cet accord, conformément aux dispositions prévues par le traité de Vienne.

Si certains juristes et politiques peuvent craindre que la dénonciation de ce traité ne conduise à un retour au statu quo ante, c’est-à-dire à la libre circulation entre Paris et Alger consacrée par les accords d’Évian de 1962, l’ancien diplomate tient à rappeler que dans l’hypothèse d’un succès de la démarche, les conditions antérieures ne sauraient être réhabilitées comme elles ont été implicitement abrogées par le texte de 1968. Par conséquent, le cas des ressortissants algériens basculerait dans le champ du droit commun des Accords de Schengen, qui prévoient une gestion collective des frontières extérieures au sein de l’espace européen.

Pour l’ex-ambassadeur, dénoncer cet accord, ou a minima en exprimer la volonté sous forme de menace, pourrait ensuite permettre de contraindre l’Algérie, éminemment consciente des avantages de ce particularisme, à une négociation équitable. Ainsi, autour de la table des discussions, la France se trouverait enfin dans une position de force pour obtenir l’établissement d’un cadre juridique nouveau et adapté au contexte migratoire national du XXIe siècle, ainsi qu’une amélioration de la coopération en matière de délivrance des laissez-passer consulaires, indispensables à la bonne exécution des reconduites à la frontière.

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